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Rarement un sujet aussi abstrait aura autant passionné les foules. Les « accords » commerciaux transatlantiques (siglé tantôt TTIP, tantôt TAFTA en anglais) que nous mitonnent actuellement, à Washington et Bruxelles, les oligarques attachés aux entreprises multinationales ont, il est vrai, de quoi inquiéter. Énième offensive contre les peuples ?

Cette analyse a structuré les interventions du Gresea au Forum social du Pays de Herve, le 12 ,mars 2014 (voir compte-rendu [1]) et, aux côtés de Nicolas Van Nuffel (Cncd), Antoine Baguet (Intal) et Georges-Louis Bouchez (échevin MR), lors de la conférence-débat organisée à Mons le 19 novembre 2014 par le comité associatif et citoyen de l'AGE PSYCHO-SHS (Université de Mons) et l'Union des étudiants de la Communauté française (Unécof). Rebelote le 19 novembre lors du débat à Namur organisé par l'asbl d'éducation populaire Animation, Formation, Information & Coordination (AFICo ) : « Non au GMT - Grand Marché Transatlantique ».

Transat ? Le mot est entré dans le vocabulaire des mouvements sociaux. Manque juste son frère jumeau, l'autre opération de refonte « transocéanique » du droit international. Tentons d'y voir clair.

À commencer, peut-être, par l'étonnante mobilisation citoyenne pour s'opposer au projet. En Belgique, par exemple, la plateforme No Transat dont le Gresea est membre aux côtés de quelque septante organisations syndicales et citoyennes. Exemple encore, début 2014, que la région Ile-de-France (5% du PIB européen) qui a adopté une résolution demandant l'arrêt des négociations - et de se déclarer « zone hors TTIP » [2].

L'esprit de Seattle

Ce n'est pas neuf. Déjà en 1995-98, les négociations secrètes conduites par l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE, think tank du club des pays riches) pour faire aboutir un Accord multilatéral sur l'investissement (AMI) avaient déraillé comme suite au tam-tam furieux de mouvements sociaux les plus divers. En 1999, Seattle est resté dans les mémoires : heurts violents lors du sommet de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) et naissance de la nébuleuse « l'antimondialiste » (enfantant à son tour les « alter ») - rebondissements planétaires avec la régularité de l'horloge ensuite, Gênes et Göteborg (2001), Cancun (2003), Edinburgh (2005), Londres (2009), Toronto (2010), Cannes (2011), Chicago (2012) [3]...

Et ce, donc, au sujet d'une « problématique » (à première vue) éminemment abstraite : le commerce mondial, l'investissement, les traités de « mondialisation » du libre-échange. Que tant de gens décident de battre la semelle dans des manifs et de se réunir en soirée pour écouter des oraisons érudites autour de la question ne manque pas de laisser rêveur. Peut-être est-ce le signe d'une grande maturité de l'opinion publique. Peut-être aussi est-ce en raison de son caractère « transversal » : cela touche à tous les aspects de notre vie quotidienne. Voilà qui ne fait aucun doute. Aujourd'hui, sous les feux de l'actualité sociale : TTIP alias TAFTA. Kéçako ?

TTIP signifie Transatlantic Trade and Investement Partnership (Partenariat transatlantique de commerce et d'investissement) et son synonyme de petit-frère TAFTA, Transatlantic Free Trade Agreement (Traité de libre-échange transatlantique). Rien que retenir ces termes barbares, chapeau ! Les enjeux, cependant : énormes.

Pour tout de suite situer au départ d'un texte lumineux de Jean de Munck, philosophe, professeur de sociologie à l'UCL, prononcé le 8 octobre dernier [4] : il y a lieu de savoir que le TTIP/TAFTA...

- cadre dans la « stratégie globale de juridicisation du capitalisme international, menée sous la férule des Américains »
- comporte, nota bene, « une portée « constitutionnelle » » (il vise à supplanter et « neutraliser toutes les autres sources de droits »)
- vise officiellement à une « harmonisation des normes » entre États-Unis et Union européenne - mais naturellement en les abaissant
- marque donc « la victoire du moins-disant écologique, social et culturel »
- au profit, non pas des États, qui « auront tout à y perdre », mais bien des entreprises transnationales, qui sont depuis le début des négociations aux manettes
- afin de mettre en place les « règles très particulières » d'un « « petit monde » transnational, très lié aux entreprises privées, qui invente au quotidien un droit global dés-étatisé ».

Dit autrement, « resserrer la construction européenne autour du projet d'affaiblissement de l'État ». Là, tout est dit [5]. On peut élaborer un peu, sur au moins trois points. Le qui, le comment et le pourquoi, dans l'ordre.

Qui (y gagne) ?

Le discours de ceux qui défendent, et vantent le projet de « partenariat » met en avant qu'il conduira à une prospérité accrue. Lire : le commerce sera facilité, on vendra et produira plus, la croissance s'en trouvera stimulée - argument auquel les syndicats, très largement, n'ont pas été insensibles, morosité économique aidant. De combien ? Déjà, là, cela coince. Comme de Munck l'a rappelé, la Commission européenne a avancé le chiffre d'un gain d'un demi-point de croissance - mais feu le commissaire européen au Commerce, Karel De Gucht, a pour sa part dit publiquement que ce chiffre « ne repose sur rien ». Ah bon...

Sur son site, la Commission se montre plus hardie. Sur la base des chiffres de 2012, l'Union européenne y gagnerait 120 milliards d'euros, les États-Unis 90 milliards et le reste du monde 100 milliards. Au total, donc, une élévation de 310 milliards d'euros. Voilà qui mérite d'être regardé de plus près. Les exportations de la zone euro en 2012 ? Ce sont 40% à l'intérieur de l'Union européenne et 56,5% avec l'extérieur hors États-Unis - qui ne pèse donc que 3,5% dans le total : et c'est de là que jaillirait la mirifique impulsion ? Risible.

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Là, il y a lieu d'affiner. La Belgique, par exemple. On y compte quelque 250.000 entreprises (2011). Parmi elles, seules quelque 8.700 font de l'exportation et, parmi elles, une petite centaine seulement (87 - environ 1% des firmes exportatrices) représente à elle seule plus de la moitié de la valeur totale des exportations belges.

Même topo, encore plus concentré, aux États-Unis. Là, comme note Olivier Derruine [6], « le top 1% des firmes exportatrices représente, à lui seul, 80% de la valeur des exportations US (et 11% de l'emploi US). » Les retombées du TTIP en termes d'emplois, faudra pas trop compter dessus : à bon entendeur...

Retour en Belgique, au sujet des PME, cette fois. Les chiffres donnés par Derruine sont, à nouveau, très parlants. Seuls 25% des PME belges font de l'exportation, et 13% seulement hors de l'Union européenne. Les PME vivent en réalité surtout de leurs « clients nationaux » (71% de leur chiffre d'affaires), un peu de clients européens (19%) et encore moins de clients outre-Atlantique (10%).

En un mot comme en cent, seules les très grosses entreprises ont intérêt à ce que l'Union européenne et les États-Unis signent un traité de libre-échange transatlantique. Mais, elles ont le moyen de faire passer leur message en force auprès des « décideurs ». Là, ils chantent à l'unisson, qu'ils se nomment François Hollande, Angela Merkel, David Cameron ou Matteo Renzi... Seul bémol de ce côté, la clause ISDS, qui passe mal la rampe. ISDS ? Pièce maîtresse de l'édifice TTIP/TAFTA, l'acronyme anglais (Investor/State Dispute Settlement) n'est guère plus lumineux dans sa traduction française : Règlement du contentieux État-Investisseur. Il y a cependant lieu d'y regarder de plus près. L'ISDS répond en effet au « comment » les sociétés transnationales entendent demain dicter leur loi...

Comment ? Par une justice privée

Que signifierait l'instauration d'un « régime ISDS » dans le cadre de l'accord de libre-échange transatlantique ? Rien de moins que la possibilité pour tout investisseur (entreprise, banque, fonds spéculatifs) d'attaquer en dommages et intérêts un État (ou ses pouvoirs subordonnés, région, province, commune) dès lors qu'un acte législatif ou réglementaire viendrait rogner les profits - réels ou escomptés ! - de l'investissement réalisé dans le pays d'accueil. Et ce, nota bene, devant une juridiction privée, une cour d'arbitrage ad hoc qui, contrairement aux principes de droit régissant le pouvoir judiciaire, siège en secret.

Un exemple parmi mille. Les « investisseurs », note Lori Wallach (Public Citizen) dans le Monde diplomatique, « ont une conception très extensive de leurs droits inaliénables. On a pu voir récemment des sociétés européennes engager des poursuites contre l'augmentation du salaire minimum en Égypte » [7]... Un autre, d'une actualité récente : la décision d'une cour d'arbitrage de La Haye de condamner la Russie à payer le montant record de 50 milliards d'euros à cinq oligarques exilés qui s'étaient estimés lésés dans le dossier de la société Yukos [8].

État contre investisseur, c'est en général le pot de terre contre le pot de fer. Sur les 514 litiges de ce type recensés en 2012, les États ont été les perdants dans 58% relevait-on voici peu [9]. Pas n'importe lesquels États. Selon un comptage réalisé par la Cnuced, recensant 568 litiges fin 2013, dans 63% des cas, ce sont les pays dits « émergents » qui sont visés, l'Argentine venant en tête avec 53 contentieux [10]. Ce n'est pas tout à fait par hasard.

Comme rappelle de Munck dans l'article déjà cité, « l'ISDS est un mécanisme qui a été conçu dans le cadre de la relation commerciale entre l'occident et les pays en développement », donc dans « un « esprit colonial » » qu'on jugera volontiers comme « intrinsèquement problématique ». Les cours et tribunaux des pays « sous-développés » (ce bon vieux terme avait le mérite de la franchise) n'étant pas très « fiables », on a « inventé » le droit privé de l'ISDS ; qu'on juge nécessaire aujourd'hui de faire de même vis-à-vis des pays dits développés (si peu) en dit long sur l'évolution générale des rapports entre pouvoir économique et pouvoir public. Car c'est un droit plutôt spécial. Jean de Munck, pour mémoire et y insister : on a affaire ici aux « règles très particulières de ce « petit monde » transnational, très lié aux entreprises privées, qui invente au quotidien un droit global dés-étatisé. »

D'où, fin 2014, des réticences. La Confédération européenne des syndicats est contre [11]. Le ministre allemand des Affaires économiques, Sigmar Gabriel, aussi. Le secrétaire d'État français au Commerce extérieur, Matthias Fekl, idem. Et dans les mouvements dits sociaux, c'est le branle-bas. Touche-t-on ici au fond du problème ? Rien n'est moins sûr. Car la « clause ISDS » risque de devenir l'écran de fumée masquant l'enjeu principal - le pourquoi - du traité transatlantique.

Pourquoi ? Voir les cartes d'état-major

On risque de ne rien comprendre au mirage d'un nouveau « marché commun » si on ne jette pas d'abord un coup d'œil aux cartes d'état-major. La géographie, comme disait si bien Jean-Yves Lacoste en 1976, cela sert d'abord à faire la guerre [12]. On ne mettra dès lors pas sur le compte du hasard que, tant L'Humanité que le Wall Street Journal [13]. qualifient le projet transatlantique de « Otan économique ». Unique, le marché européen ou demain transatlantique, est en effet loin de l'être, dans l'esprit de ses concepteurs.

Parallèlement à la négociation du transatlantique avec l'Union européenne, les États-Unis lui ont imaginé un petit frère jumeau, « transpacifique » celui-là, censé englober... quoi, au juste ? Au début, juste quelques « trous perdus », le Chili, le sultanat du Brunei, la Nouvelle-Zélande et Singapour. Mais on a tôt fait d'élargir avec, parmi les gros morceaux, l'Australie, le Canada et, surtout, le Japon. Sur la carte (d'état-major), le coup d'œil est assez saisissant...

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Les grands absents (transat' ou transpacif') [14] sautent aux yeux. Toute l'Afrique, pour commencer. Mais aussi, de façon bien plus significative, les cinq pays dits « émergents » qui passent sous le nom des BRICS : Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud, chacun, à leur manière, des « empêcheurs de tourner en rond » dans la machinerie de libéralisation tous azimuts. Parmi ces gêneurs, la Chine est, en raison de sa puissance économique, l'obstacle numéro un. Les commentateurs avisés ne s'y sont pas trompés.

Les projets d'accords de libre-échange transocéaniques sont certes inquiétants en termes de casse sociale, économique et culturelle, on l'a vu - mais, du point de vue géopolitique, c'est la préfiguration d'un Otan économique (anti-Chine, anti-Russie, anti-BRICS) qui constitue l'enjeu principal. Ignacio Ramonet, du Monde diplomatique, l'a exprimé ainsi : « aux yeux des États-Unis, répétons-le, cet accord revêt un caractère géostratégique majeur. Sa signature représenterait une avancée décisive pour contrebalancer l'irrésistible montée en puissance de la Chine. Et au-delà de la Chine, des autres puissances émergentes rassemblées au sein des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Afrique du Sud). » [15]

Dans le Financial Times, Shawn Donnan ne disait pas autre chose. Le président Obama, notait-il, cherche à « sceller des pactes stratégiques (...) qui sont largement destinés à contrer la montée en puissance économique de la Chine. » [16] Pour le dire plus crûment, avec les mots de Shawn Donnan, « le deal entre UE et USA, vise au fond à leur permettre d'écrire les règles du commerce mondial avant que la Chine ne le fasse. » [17]

Conclusion ? Il est toujours intéressant de savoir dans quelle pièce on joue...

Notes :

[1] http://www.gresea.be/spip.php?artic...

[2] http://www.bastamag.net/Accord-comm...

[3] Liste partielle : http://www.telegraph.co.uk/news/wor...

[4] « Le Traité TAFTA (USA/UE) est-il une menace pour nos démocraties ? » - Voir le site du Forum de Gauche Écologie : http://www.lef-online.be/index.php/...

[5] Pour un historique, voir Henri Houben, « La grande braderie transatlantique », Gresea, 7 avril 2014, http://www.gresea.be/spip.php?artic...

[6] Derruine, Olivier, « Le TTIP, arme de destruction massive des PME », blog Revue Nouvelle, 11 novembre 2014 http://www.revuenouvelle.be/blog/de...

[7] Wallach, Lori, « Le traité transatlantique, un typhon qui menace les Européens », Monde diplomatique, novembre 2013, http://www.monde-diplomatique.fr/20...

[8] Singh, Kavalijt, « The era of mega-arbitration : International court rules against Russia in $50 billion decision », Third World Resurgence, n° 287/288, July-August 2014

[9] Chiffre donné par Etienne Lebeau (CNE) au Forum social du pays de Herve, voir note n°1

[10] Hiault, Richard, « .Ces entreprises qui attaquent des États en justice », Les Échos, 23 septembre 2014

[11] http://www.etuc.org/documents/etuc-...

[12] Réédité en 2014, sous ce titre, par les éditions La Découverte

[13] Wall Street Journal du 10 juin 2013 et L'Humanité du 26 mars 2014

[14] Du côté européen, la chancelière allemande Angela Merkel invitait encore le 17 novembre 2014 les autres pays de l'Union européenne à hâter le processus. Du côté de Washington, c'est plus compliqué : la volonté d'aboutir au plus vite grâce à la procédure « fast-track » (permettant au président Obama de faire adopter les accords en bloc, sans possibilité d'amendement) se heurte, aujourd'hui plus qu'hier, le Congrès étant passé à « l'ennemi républicain », aux réticences des sénateurs. Dans l'Union européenne, l'accord exigera, le cas échéant, une ratification de tous les parlements nationaux...

[15] Ramonet, Ignacio, « Alerte ! Partenariat transatlantique », 3 mars 2014, http://www.medelu.org/Alerte-Parten...

[16] Financial Times du 31 janvier 2014.

[17] Donnan, Shawn, « Geopolitical undercurrent tugs at US-EU trade talks », Financial Times, 14 mars 2014.