Commentaire : Le chaos engendré par un bombardement médiatique incessant nous prive souvent de notre plus simple bon sens, nous poussant à réagir plutôt qu'à réfléchir. Les notions les plus élémentaires de libertés individuelles sont battus en brèche par une propagande qui n'a de cesse de vouloir redéfinir la notion de normalité. Pour le pouvoir en place, il convient de changer la perception de la réalité du citoyen ordinaire, pour lui faire accepter l'idée que ce qui était normal avant ne l'est plus maintenant. Que l'anormalité d'hier devient la bien-séance d'aujourd'hui. Et pour ce dont il est question ici, faire accepter que notre vie privée appartient naturellement à l'État.

Alors bien sûr, il est possible de résister au "processus de conversion", en s'informant sur la nature et les techniques de propagande et de désinformation utilisées ; en s'aidant, pourquoi pas, et malgré leur efficacité limitée, de certains outils technologiques adéquats.

Mais ne s'agit-il pas aussi de prendre conscience que le système que nous croyons avoir perdu, fait de libertés que nous croyons voir nous échapper, a pourtant permis l'émergence de ce qui nous effraie tant maintenant ?


surveillance
Depuis 2012 et les révélations d'Edward Snowden nous apportant des preuves de la surveillance de masse des communications du monde entier par les USA et la Grande-Bretagne (1), il n'est plus possible d'ignorer celle-ci (et encore moins de nier son existence). Depuis 2008, pour la Quadrature du Net, je participe à des interventions diverses, répondant aux invitations d'écoles, de colloques, de médias. Ces dernières années, la question de la surveillance de masse s'est rappelée à nous avec force.

Je parle ici de la surveillance des réseaux de communication mondiaux par les services secrets américains, britanniques, français et d'autres pays, mais également des caméras dans les rues ou aux distributeurs automatiques, des micros et webcams d'ordinateurs piratés à distance, et aussi de la surveillance numérique privée de nos données : banque, assurance, réseaux sociaux, objets connectés, et demain voitures ou drones autopilotés. Aujourd'hui, même les logiciels de base sur ordinateur, tablette ou téléphone, Microsoft et Google en tête, font de nos vie privées un business juteux (2).
Trop souvent, pour justifier de cette surveillance de nos vies, on m'oppose l'argument : « Si vous ne faites rien d'illégal, pourquoi auriez-vous quelque chose à cacher ? ». La première réponse, la plus facile, consiste à rétorquer : « Si je ne fais rien d'illégal, pourquoi les services secrets auraient-il le droit d'enregistrer mes conversations ? ». En retour, j'ai souvent droit à un lapidaire : « Si vous n'avez rien à cacher, pourquoi être inquiété par la surveillance ? », sous-entendant ainsi que tout ce que l'on souhaite cacher est illégal.
Au fil des ans, j'ai construit quelques arguments contre cette surveillance omniprésente et ses partisans, notamment grâce à l'aide précieuse de mes camarades de la Quadrature du Net (3), de l'ACLU (4), de l'EFF (5), Bruce Steiner, Ladar Levison (6), Moxie, les amis du CCC (7) et tant d'autres. Voici ces réponses.

Des proches

Dans nos vies, il y a beaucoup de choses que l'on garde pour soi. Les premières personnes à qui nous cachons des choses, ce sont nos amis les plus chers et notre famille : le fait d'aimer quelqu'un, d'être malade, enceinte, homosexuel, d'avoir une passion inassumée, d'aller visiter cet oncle que tout le monde déteste, d'avoir des opinions politiques. Bref, de nombreux événements de nos vies requièrent la confidentialité. Quand bien même, dans notre vie de tous les jours, on ne se sent pas toujours concerné, cela devrait nous pousser à soutenir une société où la vie des autres bénéficierait de ce droit. On appelle cela « vie privée » pour cette raison.

La compréhension naturelle de l'intimité

Nous cachons tous un grand nombre de choses dans nos vies, le plus souvent sans avoir rien fait de mal. La plupart d'entre nous ne sont pas à l'aise à l'idée d'être nus en public. La nudité est un bon exemple de cette compréhension naturelle qu'a chacun de l'intime. L'une peut être à l'aise dans son corps, aller au hammam, dormir nue, mais pour autant ne pas vouloir être topless sur la plage. Et cela est un affect, et un droit, qui paraissent évident.

Que nos vies soient tonitruantes ou non, que l'on soit un adolescent fan de hip-hop, un retraité passionné d'orchidées ou un défenseur de Notre-Dame-des-Landes, l'idée de savoir que quelqu'un puisse éplucher nos emails, nos recherches sur Internet ou l'ensemble des entrées et sorties de notre compte en banque a de quoi nous inquiéter. Cette désagréable sensation, souvent difficile à ex­pliquer, donne souvent lieu à un réflexe du type « ça n'est pas leurs affaires ». Admettre ce sentiment est un excellent début.

De plus, nous pourrions être à l'aise à ne pas cacher de nombreuses données de notre vie. Que peut faire votre banquier de la liste des boutiques où vous vous rendez ? Au hasard : évaluer votre risque dans le cadre d'un crédit ? En allant dans des boutiques fréquentées par d'autres personnes, elles connues pour être à haut risque financier, vous pouvez vous retrouver discriminé sur cette simple donnée !

L'analyse des comportements, ce fameux « big data » dont on entend tant parler, est un des ennemis invisibles de notre époque. Il devrait à lui seul redonner à chacun le sens de l'importance de ce droit fondamental qu'est la vie privée et son respect.

Des erreurs et de la complexité du droit

Vous n'avez toujours rien à cacher ? Ni à vos proches, ni à un policier ou à un juge ? Le cardinal de Richelieu expliquait, dit-on, le pouvoir immense de la justice et des lois en ces termes :
« Qu'on me donne six lignes écrites de la main du plus honnête homme, j'y trouverai de quoi le faire pendre »
Les lois françaises, la législation européenne, les traités internationaux, représentent une somme de centaines de milliers de pages : qui peut prétendre les connaître toutes, et a fortiori les respecter ? D'autant que le droit évolue constamment, qui sait ce qui sera illégal dans 10 ans et que l'on pourra vous reprocher ensuite ? Le personnel du fisc français lui-même affirme ne pas connaître le droit fiscal de manière satisfaisante !
Le parquet, les juges d'instruction, les officiers de police, ont toute latitude pour interpréter le droit, et s'ils vous ont dans le collimateur - même pour de mauvaises raisons - ils trouveront toujours quelque chose à vous reprocher. Si vous vous demandez pourquoi ces honnêtes fonctionnaires dépositaires du droit pourraient vous en vouloir, dites-vous qu'ils sont humains, comme vous, donc soumis aux biais cognitifs, à l'erreur de jugement, l'envie de vengeance, l'ordre politique venu d'en haut, l'abus de pouvoir ou la bureaucratie galopante. Je ne vous parlerai pas des fichiers de police existants, souvent non déclarés, remplis d'erreurs, d'homonymes indiscernables, de victimes qualifiées en bourreaux parce que l'agent s'est trompé de case etc. (8)
S'il n'est pas possible de conserver un peu de confidentialité dans notre vie quotidienne, la justice, la police, trouveront alors toujours quelque chose pour vous incriminer, même si l'affaire de départ n'a rien à voir et sert de prétexte à enquête. La justice, c'est précisément cet équilibre entre la légitimité de l'atteinte à notre intimité par l'enquête de police, et la difficulté de cette enquête de par le respect a priori de cette intimité.

Le combat politique

La possibilité de participer à la vie de la cité, par l'engagement politique, associatif ou syndical me paraît l'objet ayant le plus besoin d'une protection de la vie privée. Dans de nombreux États américains, et d'autres pays dans le monde, en 2016, la consommation de cannabis est désormais autorisée. Illégal pendant un bon siècle, comment est-on arrivé à changer les lois dans ce sens ? Tout simplement parce qu'une bonne partie de la population en consommait, et trouvait illégitime son interdiction. Et cela concerne de nombreux sujets de société : l'homosexualité, dépénalisée en France en 1791 (9), l'avortement légalisé en 1975. Si l'on n'avait vraiment rien à cacher, comment aurait-on pu en arriver là ? Car si la justice, l'État, savent tout de nous, comment peut-on se réunir pour organiser, en secret, la lutte contre des lois illégitimes ? Sans vie privée, il n'y a aucun moyen de s'organiser politiquement pour défendre des causes qui aujourd'hui peuvent paraître illégitimes, mais qui demain ne le seraient plus, car la majorité en aurait décidé autrement. Cela ne signifie pas que ce sera simple, la désobéissance civile a souvent souffert de l'espionnage des services secrets, au prix de vies perdues et de prison, mais la vie privée reste seule capable d'apporter cet équilibre entre justice et possibilité de changement.

On ne négocie plus

Pour conclure, comme Moxie Marlinspike (10) l'écrivait en juin 2013, l'heure n'est plus aux com­promis et à la négociation avec ceux qui surveillent en masse nos vies : services secrets (NSA, GCHQ et DGSE/DGSI en tête), sociétés de collecte de données (essentiellement via la pub sur Internet) sont tellement outillés et tellement puissants que toute négociation commence, à mon avis, par les mettre dans l'impossibilité de surveiller nos vies, de nous mettre en fiche. Lorsque l'on négocie, on ne peut pas commencer avec un adversaire déjà tout puissant : il faut commencer par mettre des difficultés sérieuses sur son chemin pour pouvoir ensuite discuter à armes moins inégales.

Et maintenant, que fait-on ?

Défendre sa vie privée passe par deux réactions principales :
  • Primo, partagez avec vos proches ces arguments pour la défense de l'intimité et son importance dans notre monde hyper connecté. Faites-en un sujet de nombreuses discussions et défendez-la comme un droit fondamental, à l'aide des armes dont vous disposez désormais.
  • Secundo, protégez-vous, formez-vous peu à peu à la compréhension des enjeux du numérique, puisqu'il est désormais omniprésent dans nos vies. Que vos données soient les vôtres pour de bon, et pas celles de prestataires divers qui les exploitent à votre insu, que l'espionnage de votre activité en ligne soit plus difficile sinon impossible, que vous preniez peu à peu conscience des lieux, services, objets, qui vous rendent service réellement et directement, ou ceux qui sont les ennemis de votre intimité.(11)
À cette fin, vous pouvez chercher dans votre région l'existence de « salon vie privée », parfois appelés aussi « café vie privée », « cryptoparty », ou « chiffrofêtes ». Ce sont des rendez-vous où chacun peut venir poser ses questions sur le numérique, son usage, la protection de ses données, de son intimité, la lutte contre le profilage, le chiffrement de ses données, téléphones, disques dur, afin de les protéger des big brother étatiques et corporatistes, et aussi, souvent, des little brother que sont nos proches, parfois curieux, souvent négligés dans cette équation. Si aucun « salon vie privée » n'existe dans votre région, demandez-moi, nous pourrions trouver des personnes de votre coin capable de les organiser avec vous, pour faire passer le mot, et vous aider.

Pour ceux qui voudront aller plus loin, vous découvrirez au final que seuls quelques principes techniques nous permettent de reprendre en main notre vie privée : le logiciel libre à faire tourner sur nos ordinateurs et téléphones (12), les protocoles non centralisés (13), donc pas au mains des géants de l'Internet (14), et le chiffrement des communications de bout en bout (15), seul à même d'interdire à des intermédiaires d'accéder à nos informations personnelles. Ce sont les seules armes dont nous disposons à ce jour. La défense de notre intimité nécessite de s'approprier ces outils, afin de protéger efficacement ce droit fondamental qu'est la vie privée.