Öland
© Inconnu
En français on parle d'affaire non résolue, de crime non élucidé. En anglais on utilise l'expression plus imagée de « cold case », un dossier froid, classé sans suite, que l'on rouvre des années après pour tenter de reprendre l'enquête avec un œil neuf. Mais dans le cas de l'île suédoise d'Öland, le dossier est plus que froid : plus de 1 500 ans se sont écoulés depuis le massacre aussi brutal que mystérieux que des archéologues mettent lentement au jour, massacre qui pourrait inspirer un des nombreux auteurs de polars que la Scandinavie a enfantés...

Comme le relate un long reportage qui vient de paraître dans le magazine Archaeology, tout a commencé en 2010 sur le site du « borg » de Sandby, à quelques dizaines de mètres de la mer Baltique, le mot « borg » désignant un village fortifié antique dont l'île d'Öland compte 18 exemplaires. A Sandby, on ne devine plus que la base de la muraille ovale qui, à l'époque de sa construction, au Ve siècle, devait mesurer entre 4 et 5 mètres de haut et délimiter un espace d'environ un demi-hectare, aux dimensions d'un terrain de football : la cinquantaine d'habitations a aujourd'hui disparu.

En 2010, donc, des archéologues notent des trous fraîchement creusés sur le site, signe que des pillards modernes sont venus l'explorer. On passe donc l'endroit au détecteur de métaux pour récupérer tout ce qui peut rester et l'on découvre cinq caches à bijoux contenant des broches en argent, des anneaux d'or et des perles d'ambre ou de verre. Les petits trésors ont tous été enterrés à un endroit bien particulier : devant la maison, à gauche de la porte. Ce détail intrigue l'archéologue Helena Victor, qui travaille sur le site : germe l'idée qu'il y avait eu « un accord entre les femmes - du genre si quelque chose m'arrive, c'est là que tu le trouveras« . Et qu'il y ait cinq dépôts intacts l'intrigue encore davantage car, pour elle, c'est le signe « que quelque chose de terrible a dû arriver. Ce sont des objets que l'on n'oublie pas ou que l'on ne laisse pas. Sur le champ nous avons réalisé qu'ils étaient tous morts. »

Le site pourrait donc s'avérer exceptionnel mais il y a un hic

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Comme la fouille du terrain ne revêt aucun caractère d'urgence puisqu'aucun promoteur n'a prévu d'aménager ce bord de mer herbeux battu par les vents, les archéologues n'ont pas de budget pour creuser... Au cours des années suivantes, grâce à de petits financements qu'Helena Victor va parvenir à « gratter », pour reprendre l'expression d'Archaeology, les recherches ne vont s'effectuer que par touches minuscules, à l'occasion de campagnes de fouilles ponctuelles. En 2011, on effectue trois sondages et sur l'un d'eux apparaissent deux pieds humains à l'endroit où se situait la maison numéro 40 du plan ci-dessus. En 2012, le reste du squelette est exhumé : le crâne a été fendu, à la hache ou avec une épée. Pour que le coup ait été asséné avec une telle force dans une maison au plafond bas, il est probable que l'homme se tenait à genoux : c'était une exécution. A côté de lui, on retrouve le corps d'un jeune homme, face contre terre. Les archéologues sont revenus chaque année depuis. Pour l'heure, environ 100 mètres carrés ont été fouillés, soit seulement 2 % de la surface du « borg ». Et sur ces 100 m2, on a déjà mis au jour quatorze cadavres... Combien y en a-t-il au total ? Peut-être des centaines.

Il n'y a jamais de massacre « normal » mais celui d'Öland va très loin dans l'étrange

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Aucun indice ne laisse penser que le borg de Sandby, qui n'était pas un vrai village mais seulement un endroit protégé où se réfugiait la population en cas d'attaque, a été assiégé ou pris d'assaut. On retrouve également des cadavres de tous âges, y compris des ossements d'enfants alors que les enfants étaient souvent capturés. Tout aussi curieux est le fait que le bétail n'a pas été emporté : ont été exhumés des squelettes d'agneaux, de porcs et celui d'un cheval, des bêtes qui sont restées dans le « borg » où elles sont sans doute mortes de faim. Comme le résume l'archéologue Ulf Näsman, qui travaille sur le site, « les gens ont été tués dans les maisons, puis les tueurs sont sortis, ont fermé les portes et sont partis« . Sans rien prendre.

Et puis il y a ces deux cadavres dans la bouche desquels on a retrouvé des dents de chèvre ou de mouton

Comme le détournement sarcastique et ignoble de la coutume qui voulait qu'on enterre un guerrier avec des pièces dans la bouche, en guise de pécule pour sa « vie » dans l'au-delà. Pour Hélena Victor, « ce n'était pas assez de les tuer et d'abandonner leurs cadavres dans les maisons. C'est un traitement affreux, vraiment affreux. » On ne saura jamais ce qui s'est réellement passé dans le « borg » de Sandby mais une chose est sûre : ce n'était pas une razzia de pirates arrivés par la mer car si cela avait été le cas, le bétail aurait disparu et les habitants des villages voisins auraient donné une sépulture aux défunts.

Pour deviner ce qui a pu se passer, il faut se replonger un instant dans le contexte historique. Dans cette seconde moitié du Ve siècle, l'Empire romain est en train de s'effondrer et les mercenaires scandinaves qu'il employait depuis un siècle, désormais sans travail, ont dû rentrer chez eux. Ce qui reconfigure à la fois l'économie et les jeux de pouvoir locaux. Sur ce bord de la mer Baltique, un clan en a anéanti un autre. Pour Hélena Victor, ce que l'on voit à Sandby constitue un exemple, « une humiliation au-delà de la mort. Tuer quelqu'un est une chose mais interdire qu'on l'enterre est une véritable démonstration de puissance. »

Après le massacre, non seulement personne n'a rien emporté des possessions des morts, mais le site a été frappé d'interdiction. Une malédiction qui a perduré jusqu'à aujourd'hui : Andrew Curry, le reporter d'Archaeology, rapporte qu'au village voisin, certaines personnes se souviennent que leurs parents leur disaient de ne pas aller jouer près des ruines du fort et, selon une légende locale, le cimetière de l'église est hanté par des fantômes du « borg » de Sandby.

Pour une fois, la superstition a fait le jeu de la science puisque, en raison du tabou imposé il y a plus d'un millénaire et demi, le site est resté « gelé », figé dans le temps, attendant les archéologues.