brics
Aujourd'hui à Goa s'est ouvert le sommet annuel des BRICS. Des décisions considérables, des changements tectoniques s'y font habituellement jour, mais le sommet de cette année est quelque peu particulier et pose autant de questions qu'il n'apporte de réponses. Dans sa tentative désespérée (et, à terme, vaine) de conserver son hégémonie, l'empire semble avoir en l'occurrence réussi à partiellement casser la dynamique de développement des BRICS. L'une des rares victoires dont peut se prévaloir Washington ces derniers temps...

Le Brésil a été retourné par un coup d'Etat constitutionnel et la multipolaire Dilma a été poignardée dans le dos par son Brutus à elle, l'informateur de l'ambassade US Michel Temer. Il sera d'ailleurs amusant de voir ce bon petit pion du système impérial côtoyer Poutine ou Xi Jinping, même si une surprise n'est pas impossible. D'autre part, l'aigle essaie depuis des années et avec abnégation de détacher l'Inde du camp eurasien et de la placer sous l'égide de la pax americana. Aussi attend-on moins de ce sommet que de ceux qui l'ont précédé.

Il a lieu alors que la tension indo-pakistanaise, vieux serpent de mer des relations internationales depuis plus d'un demi-siècle, atteint un nouveau pic suite aux incidents du Cachemire il y a deux semaines, faisant une nouvelle fois planer le spectre nucléaire. Là encore, rien de neuf sous les cimes enneigées du K2, le conflit cachemiri dure depuis l'indépendance des deux pays en 1947.

Votre serviteur se donne la parole :
On en connaît l'histoire : une population majoritairement musulmane réclamant son rattachement au Pakistan en 1947, un maharadja hindou souhaitant son rattachement à l'Inde, une partition en deux qui laisse chacun sur sa faim. New Delhi veut récupérer la partie septentrionale ; Islamabad revendique la partie méridionale et instrumentalise les mouvements islamistes qui y mènent la guérilla. Une douzaine de groupes rebelles combattent au Cachemire indien pour son indépendance ou son rattachement au Pakistan, dans un conflit qui a fait plusieurs dizaines de milliers de morts. A partir du milieu des années 1990, ces mouvements furent rejoints par des djihadistes étrangers, arabes et afghans, formés au combat en Afghanistan lors du djihad contre les Soviétiques.

Mais ce conflit dépasse le seul cadre territorial ou identitaire. Pour le pouvoir pakistanais, la question du Cachemire permet de mobiliser et d'unir derrière lui une société divisée et de faire passer au second plan l'impéritie économique des différents gouvernements qui se sont succédé. Quant à l'armée, elle justifie par ce conflit son budget colossal. Il faut noter enfin que le Cachemire est également un enjeu hydrographique, le Pakistan, et dans une moindre mesure l'Inde, étant fortement tributaires des rivières qui descendent de ses montagnes.

Sous l'ombre du K2, cet abcès de fixation à la confluence de trois religions - islam, bouddhisme et hindouisme - est également à la croisée de trois puissances nucléaires. Au terme de l'agression chinoise de 1962, condamnée à la fois, fait rare, par l'URSS et les Etats-Unis, Pékin occupa définitivement le territoire indien de l'Aksaï Chin, bande de terre désolée mitoyenne du Cachemire et du Tibet. Le Pakistan a, de plus, cédé à la Chine une partie de son Cachemire septentrional gagné sur l'Inde, sans doute à dessein, afin de compliquer le règlement du conflit, car l'Inde ne peut évidemment pas reconnaître cette cession d'un territoire qu'elle a perdu et qu'elle revendique toujours.

Le conflit cachemiri est inextricable et explosif, assurément l'un des points les plus chauds du globe malgré l'altitude glacée à laquelle il se déroule, et surveillé de près par tous les états-majors du monde. Au-delà du refus de rendre à l'Inde une région qu'il considère comme lui revenant de plein droit, il semble de toute façon impossible que le Pakistan envisage des négociations de restitution du Cachemire septentrional. Celui-ci est en effet devenu, avec le développement des relations avec sino-pakistanaises, un territoire stratégiquement essentiel : c'est le seul point de contact terrestre entre la Chine et le Pakistan, reliés par la fameuse Karakoram Highway, la route la plus haute du monde, par où transitent biens commerciaux et équipements militaires. Et demain, peut-être, le pétrole et le gaz coulant de Gwadar jusqu'au Xinjiang chinois.

On le voit, l'équation est déjà compliquée par la présence d'un troisième acteur - le dragon chinois - alors que l'ombre des deux grands plane derrière. Mais nous y reviendrons plus loin... Sur la genèse historique et géographique du conflit cachemiri, on lira également avec profit cette excellente analyse.

Quelques jours plus tard, au Pakistan, une bombe faisait sauter un train dans la province rétive du Baloutchistan, tuant six personnes. Tout sauf un hasard... Dans l'article pré-cité, j'écrivais :

Le Baloutchistan représente une zone de turbulence et d'instabilité récurrente. C'est un conflit peu connu du grand public occidental - sans doute parce que les insurgés sont d'obédience marxiste et non islamiste - mais qui peut se révéler pour le Pakistan au moins aussi dangereux que les troubles des zones tribales.

Ayant constitué un royaume indépendant par le passé, les Baloutches ont vu d'un très mauvais œil la constitution de l'Etat pakistanais en 1947 et pas moins de cinq guerres insurrectionnelles ont eu lieu depuis, guerres que l'Inde est accusée d'avoir attisées afin d'affaiblir le frère ennemi. New Delhi a en effet tout intérêt à ce que la situation au Baloutchistan s'envenime, faisant ainsi d'une pierre deux coups : empêcher la Chine de s'implanter dans cette zone stratégique (plusieurs expatriés chinois y ont trouvé la mort) tout en déstabilisant le Pakistan, déjà englué dans les zones tribales et au Cachemire.

Car la région est d'une importance immense avec le fameux nœud de Gwadar, port "donné" à Pékin au sortir du Golfe persique et autour duquel se tisse l'alliance stratégique et énergétique entre la Chine, le Pakistan et l'Iran.
cachemire
Ainsi, Islamabad et New Delhi semblent continuer leur éternel petit jeu de déstabilisations et de coups bas, ce au moment où ils entrent dans l'Organisation de Coopération de Shanghai ! Certes, le couple sino-russe tentera d'apaiser les rancœurs entre les frères ennemis du sous-continent mais ça ne sera peut-être pas aussi simple...

Si les recompositions d'après-Guerre froide furent rapides avec les pays somme toute relativement insignifiants d'Europe orientale ou de l'ex-URSS, il n'en est pas de même avec les mastodontes eurasiatiques. Et certains événements de ce dernier quart de siècle (11 septembre, guerre d'Afghanistan, campagne de l'empire contre l'Eurasie etc.) sont encore venus compliquer la donne, l'immuable loi des vases communicants faisant le reste...

Durant la Guerre froide, les lignes étaient claires : URSS-Inde vs USA-Chine-Pakistan. De ces alliances/oppositions, que reste-t-il aujourd'hui ? Commençons par le plus simple :

Russie-USA :

Facile...

USA-Chine :

La lune de miel américano-maoïste pour faire contrepoids à l'URSS dans les années 60, 70 et 80 est finie. Le dragon est la plus grande perte de l'empire.

Chine-Russie :

Le couple du XXIème siècle, ce blog le documente presque chaque jour. L'hystérie hégémonique US a poussé Moscou et Pékin dans les bras l'un de l'autre.

Inde-Pakistan :

Je t'aime, moi non plus.

Chine-Pakistan :

La symbiose entre ces deux-là est toujours d'actualité. Il se pourrait d'ailleurs que Xi fasse le facteur d'Islamabad et délivre un message à Modi au cours de ce sommet des BRICS. La traditionnelle alliance sino-pakistanaise est même redoublée depuis que Pékin a la folie des grandeurs et entreprend le projet Gwadar que nous avons évoqué plus haut, aussi appelé China-Pakistan Economic Corridor (CPEC). Certains journaux pakistanais l'affirment : cela transformera le pays.

Au sortir du Golfe persique, à deux pas de l'Iran lui aussi en marche vers l'intégration eurasiatique, cette route stratégique doublée de pipelines transportera le gaz et le pétrole moyen-oriental en Chine via les somptueux décors himalayens, évitant la mer et la capacité de nuisance de la puissance maritime.

Coloriez le Pakistan et l'anneau eurasien se referme, la boucle est bouclée... D'autant plus qu'au centre, se trouvent les -stan d'Asie centrale, membres de l'Organisation de Coopération de Shanghai et parties prenantes des routes de la Soie chinoises et/ou de l'Union eurasienne russe.

Jusqu'ici, ça va. C'est maintenant que les complications commencent...

Inde-Russie :

L'alliance traditionnelle de la Guerre froide a largement survécu et les deux pays coopèrent toujours militairement, énergétiquement, diplomatiquement, financièrement (dédollarisation). 70% de l'armement indien est d'origine russe et nous apprenons d'ailleurs aujourd'hui que Moscou fournira ses fameux S-400 à l'Inde, la mettant au même rang que la Chine et au-dessus de l'Iran (qui n'a bénéficié "que" de S-300). La Russie est, avec le Japon, le seul pays de la planète à tenir annuellement un sommet bilatéral avec New Delhi. Bref, l'amitié indo-russe est là pour durer et il y a plus de chance qu'un homme mette le pied sur Pluton que de voir ces deux-là se placer dans des camps opposés. Sauf que...

Inde-USA :

Depuis plus de quinze ans, Washington travaille l'Inde pour tenter de la retourner. Cela avait déjà commencé sous Clinton (le mari), puis l'inénarrable "guerre contre le terrorisme" de Bush (le fils) avait pu faire croire à l'Inde que les Américains étaient sérieux. Soyons justes : l'AfPak post-2001 est sans doute le seul endroit du monde où Washington a réellement lutté contre le djihadisme/islamisme/terrorisme, et pour New Delhi, c'est tout ce qui comptait. A mesure que le double-jeu pakistanais apparaissait au grand jour, le rapprochement entre les Etats-Unis et l'Inde était inévitable. Ca ne va pas encore très loin mais quelques signes dérangeants sont apparus ces dernières années.

En 2009, l'empire avait fait pression sur l'Inde pour qu'elle abandonne l'IPI, gazoduc Iran-Pakistan-Inde déjà dans les cartons, et choisisse à la place l'aberrant TAPI (Turkménistan-Afghanistan-Pakistan-Inde). Alors certes, la situation a un peu évolué depuis :
L'accord sur le nucléaire iranien et la levée des sanctions ont pour conséquence de faire revivre le projet saboté par Washington de gazoduc Iran-Pakistan-Inde (IPI). Dans leur volonté d'isoler l'Iran, les Américains avaient réussi à détourner l'Inde du projet en 2009 et tentaient de promouvoir l'invraisemblable TAPI (Turkménistan-Afghanistan-Pakistan-Inde) censé passer au beau milieu des Talibans sans que ceux-ci ne s'en rendent compte. Trêve de délire et retour à la réalité, l'Inde est maintenant de nouveau intéressée par l'IPI et le projet fait sens.
Mais le fait que New Delhi ait pu, comme de vulgaires eurocrates de Bruxelles, succomber aux mirages énergétiques promus par tonton Sam laisse rêveur...

Et il y a deux mois, un accord inédit a été signé entre les marines des deux Etats. Pas de panique à bord, ce LEMAO autorise seulement les navires à faire relâche et à se ravitailler dans les ports du partenaire en cas d'exercices militaires ou de mission humanitaire et ne stipule en aucun cas le déploiement de troupes sur lesdites bases. M'enfin, tout de même... On sait très bien comment fonctionne l'entrisme de l'empire et sa politique des petits pas.

Russie-Pakistan :

Ce rapprochement a peut-être allumé quelques lumières rouges au Kremlin. Deux semaines après la signature du LEMAO, Moscou et Islamabad annonçaient une grande première, à savoir des exercices militaires conjoints. Quelle révolution copernicienne par rapport aux années 80, quand le Pakistan, main dans la main avec les Saoudiens et les Américains, armait et envoyait moudjahidins et djihadistes tuer du Soviétique. Ou quand il sortait de son chapeau les Talibans contre Massoud, désormais soutenu par les Russes ! Après l'ivresse, la gueule de bois : quinze années de guerre dans les zones tribales et d'attentats partout ailleurs semblent avoir ramené sur terre Islamabad, revenue de ses chimères islamistes. Le rapprochement avec Moscou est finalement dans la logique des choses...

Cependant, derrière la scène des soldats russes faisant leur petit footing à Rawalpindi (là-même où Ben Laden s'était caché au grand jour, nouvelle ironie), l'on peut voir un avertissement subliminal du Kremlin à New Delhi. Nous aussi, on peut vous emm... C'était dans les tuyaux depuis quelques années déjà et c'est également peu ou prou confirmé par un officiel pakistanais qui explique que c'est le resserrement des liens américano-indiens qui provoque le rapprochement de son pays avec la Russie. Apparemment, le message est passé et la Nouvelle Delhi n'a pas trop bien pris la chose. Mais la millénaire sagesse indienne sait bien qu'on ne peut avoir le curry et l'argent du curry...

USA-Pakistan :

Les anciens meilleurs amis du monde (soutien US à la dictature islamiste de Zia dans les années 70, aux généraux moudjahidinisés dans les années 80, talibanisés dans les années 90) ont divorcé. A croire que Washington ne peut s'accommoder que de régimes flirtant avec le djihadisme et que le Pakistan quelque peu "désislamisé" d'aujourd'hui ne l'intéresse plus...

Toujours est-il que les relations sont en berne et que des membres du Congrès travaillent même à une proposition de loi qualifiant le Pakistan d'Etat sponsorisant le terrorisme. Décidément, après l'Arabie saoudite, le Congrès veut couper l'Amérique de tous ses petits copains fondamentalistes. Pour être honnête, les termes employés dans le texte sont marqués au coin du bon sens, mais cette loi a quarante ans de retard ! Après avoir utilisé jusqu'à la corde le Pakistan et les différentes nébuleuses islamistes sous son contrôle, l'empire du chaos jette ce qui ne lui sert plus, alors même que ce pays commence à se normaliser.

Chine-Inde :

Pour compliquer encore un peu les choses, les relations entre les deux poids lourds asiatiques, traditionnellement adversaires, s'améliorent. C'est notamment dû à la personnalité de Modi, aux affaires depuis 2014 et fervent admirateur du modèle chinois. Les dernières années "américanisantes" de Singh ont été réorientées vers un renforcement de la coopération eurasiatique, notamment avec Pékin.

Elu Premier ministre, Modi avait attendu deux mois pour réserver sa première visite officielle à l'étranger à l'importantissime sommet des BRICS de Brasilia (là où fut prise la décision de créer la banque des BRICS et après laquelle éclata, ô douce coïncidence, la crise du MH17 au-dessus de l'Ukraine). Ajoutons aussi que, d'une certaine façon, le LEMAO signé en août était en discussions depuis dix ans et n'est pas son œuvre.

Toutefois, les sujets de discorde avec le dragon restent légion, notamment l'alliance sino-pakistanaise, et ce n'est pas le réchauffement brûlant de la question cachemirie qui fera penser le contraire.

Ainsi va le Grand jeu dans le sous-continent, de l'infernal binôme indo-pakistanais à la sourde lutte entre l'empire maritime et le duopole eurasien. Là comme ailleurs, les Etats-Unis sont en net recul, ayant perdu presque deux (Chine et Pakistan) pour gagner un tiers (Inde). Peut-être le plan sino-russe au sein de l'Organisation de Coopération de Shanghai consistait-il à amener chacun son poulain - le Pakistan pour Pékin, l'Inde pour la Russie - et les réconcilier sous l'égide eurasienne. Régler ce conflit presque immémorial serait une belle réussite pour l'OCS et la chose est loin d'être irréalisable ; déjà, nous avons assisté à une intégration inimaginable il y a encore peu. Mais les vieux antagonismes sont toujours prêts à se réveiller et le système impérial ne se privera de jouer dessus afin d'enrayer son déclin.