Commentaire : Il faut parfois se forcer à regarder et entendre ce qui nous déplait, afin de prendre conscience que l'inhumanité et l'horreur qui l'accompagne existent réellement, dans notre monde, dans notre quotidien, peut-être pas si loin de chez nous. C'est le cas des abus rituels, manifestations abominables de quelque chose qui semble, dans son expression, être en opposition totale avec la force de vie qui anime toute création ; comme celle des enfants, hélas bien souvent.

Pour en savoir plus sur ce sujet difficile :

Michael Salter
Le Dr. Michael Salter est un criminologue australien. Il est l'auteur de plusieurs articles publiés dans des revues telles que le British Journal of Criminology, Violence Against Women et Child Abuse Review. En 2012, il a publié son premier livre : Organised Sexual Abuse* ; l'aboutissement de plusieurs années de recherche et de travail en lien direct avec des survivants. Il est actuellement chargé d'enseigner la criminologie à l'Université de Western à Sydney.

L'interview suivante a été menée par la survivante Lynn Schirmer. À noter également que l'australienne Kristin Constance, elle-même victime, a fait partie des personnes ayant travaillé avec Michael Salter pour exposer la dure réalité des abus rituels.

J'ai rencontré virtuellement Michael il y a plusieurs années, sous pseudonyme. Nous étions tous les deux membres actifs d'une communauté en ligne débattant autour des sujets politiques et sociaux du très original auteur canadien Jeff Wells. À ma première rencontre, Michael m'est apparu comme un très ardent défenseur - extrêmement bien informé - des survivants d'abus organisés, comme moi. Avec les années, ma gratitude envers lui n'a fait qu'augmenter car il a aidé à démarginaliser les violences rituelles pour en faire un champ d'étude à part entière.
Le terme abus organisé se réfère à des abus perpétrés par plusieurs personnes, généralement dans un système/réseau qui facilite une certaine coordination. Il peut se produire dans des groupes tels que des familles, des groupes sectaires déviants ou des réseaux criminels.
J'ai interviewé Michael à propos de l'état actuel des choses et de comment il en était arrivé à s'investir dans un tel sujet. J'ai inclus un extrait de son livre (ndlr : qui sera publié dans un prochain billet) : le récit très émouvant d'une jeune femme nommée Sarah, qui, avec son aide, essaie à plusieurs reprises de s'extraire de l'emprise puissante d'un groupe hyper-violent. Cet extrait décrit de façon poignante comment la justice et les institutions de santé ne parviennent pas à répondre à sa situation...

Lynn Schirmer : Qu'est-ce qui vous a amené à étudier les abus rituels sur les enfants ?

Michael Salter : J'ai commencé mes recherches sur les abus rituels grâce à une amie à moi, elle-même survivante. Nous nous sommes rencontrés à l'adolescence et sommes devenus des amis proches. Je devinais qu'elle avait une histoire traumatique mais il m'a fallu un petit peu de temps pour réaliser qu'elle était encore abusée. Les choses ont atteint un tel point critique pour elle, que nous avons pris la décision commune de travailler ensemble pour mettre fin aux violences. J'ai décrit cette période de ma vie en détail dans mon livre, je ne vais pas la développer ici (ndlr: l'extrait en question sera publié dans un prochain billet) si ce n'est pour dire que j'ai été confronté à des preuves claires d'abus organisés permanents et ritualisés. À la fin de tout cela, lorsque mon amie était enfin en sécurité, je me suis demandé ce que je pourrais faire avec cette connaissance relative à ce qu'elle avait vécu. C'est elle qui m'a suggéré de me lancer dans un programme de doctorat et d'étude sur l'abus rituel.

Est-il vrai que vous avez écrit votre thèse de doctorat sur l'abus rituel ? Comment cela s'est-il passé avec la faculté de votre établissement ?

Mon doctorat a utilisé le terme "abus organisés" pour désigner toute sorte d'abus perpétrés par plusieurs personnes, y compris l'abus rituel / satanique / sadique, la prostitution des enfants et la production de pédopornographie. Je n'ai pas hésité à parler d'abus rituels et j'ai déjà largement écrit sur ce sujet. Cependant, à mon avis, c'est une forme d'abus sexuels "multi-auteurs" sur des enfants, dont les différentes formes ont tendances à se chevaucher les unes les autres.
Une personne qui a subi de la violence rituelle a généralement aussi été soumise à de la production d'images pornographiques, par exemple, ou à d'autres formes non ritualisée de violence organisée. Il est utile de faire la distinction entre ces différentes formes d'abus même si elles peuvent parfois s'accumuler chez une même personne.
J'ai trouvé que mes collègues et plus largement la communauté universitaire ont été très favorables à mes recherches. Dans le sillage des scandales d'abus sexuels dans l'Église et ailleurs, la possibilité que plusieurs adultes pourraient conspirer pour abuser de plusieurs enfants est acceptée par la plupart des gens. Cela n'était pas le cas il y a quinze ou vingt ans, ce qui explique pourquoi les allégations d'abus organisés ou ritualisés semblaient si bizarres à l'époque. Aujourd'hui, nous sommes dans un contexte dans lequel nous pouvons comprendre la maltraitance d'enfants par plusieurs auteurs, y compris sous ses formes les plus sévères et extrêmes. Si les fameuses affaires d'abus rituels réfutées dans les années 80 et 90 étaient aujourd'hui ré-ouvertes, je pense que les résultats seraient très différents. Il y a eu un certain nombre de poursuites pour des cas d'abus rituels au cours des dix dernières années.

Vous avez fait beaucoup de recherches sur les abus rituels et vous avez aussi défendu les enfants victimes de maltraitance en Australie, à la fois professionnellement et personnellement. Pensez-vous avoir cerné précisément la façon dont cela est répandu ?

En 2012, j'ai publié avec un collègue un document pour le "Journal of Mental Health" dans lequel nous avons examiné les éléments de preuve disponibles et avons estimé qu'entre 2 à 6 adultes sur 10 000 ont survécus à des abus organisés. Cela est basé sur des estimations approximatives, mais ça voudrait dire qu'entre 4 600 et 13 800 Australiens et entre 63 000 et 188 000 Américains adultes ont été victimes de violences organisées. Cependant, il est difficile d'être certain où et combien de fois ont eu lieu les abus, mais de nouvelles informations arrivent et de nouveaux cas sont mis à jour tout le temps. Je pense qu'on aura un aperçu beaucoup plus précis concernant l'ampleur de la violence organisée au cours des cinq ou dix prochaines années.

Les survivants et les victimes de violence organisée aux États-Unis ont le minimum de soutien par la communauté, peu d'accès pour un traitement adéquat, et pratiquement aucun recours auprès du système judiciaire. Quelle est la situation en Australie ?

C'est partagé. En Australie, nous avons un système de santé publique qui est mieux financé, mais la santé mentale ne reçoit qu'une fraction du budget alloué à la santé. Les soins psychiatriques sont couverts par le système de santé publique si les survivants peuvent trouver un bon psychiatre, alors ils peuvent bénéficier d'un soutien abordable à long terme. Cependant, le traitement de l'abus sévère reste en marge du programme psychiatrique. La plupart des psychiatres et psychologues avec des spécialisations dont ont besoin les survivants exercent en privée et sont beaucoup plus chers. Les survivants ayant une assurance privée ont beaucoup plus de possibilités, telles que la psychothérapie et les programmes résidentiels, l'accueil dans des établissements spécialisés.

Le système judiciaire australien est assez réfractaire vis à vis des témoignages d'abus sexuels sur enfants ou adultes, donc il y a eu relativement peu de tentatives de poursuites quand aux abus organisés, contrairement aux États-Unis. Cela a des avantages et des inconvénients : moins d'affaires/dossiers judiciaires signifie d'un côté moins de matériel pour les militants mais de l'autre moins d'exposition médiatique pour les experts autoproclamés des "faux souvenirs". Bien sûr, cela signifie aussi que les auteurs des abus ne font pas l'objet de poursuites ou que l'aspect "abus organisé" est négligé lors du procès.

En 2012 vous avez publié votre premier livre : Organised Sexual Abuse. Pouvez-vous nous en parler, quel était votre but en l'écrivant ?

Organised Sexual Abuse est basé sur des entretiens avec 21 survivants australiens de violence organisée. Mon but était d'expliquer comment quelque chose d'aussi horrible que l'abus organisé pouvait se développer dans des lieux du quotidien comme des maisons, des banlieues, des églises et des écoles.
En documentant les parcours de vie des survivants, j'ai été en mesure de montrer comment les enfants maltraités peuvent passer à "travers les mailles du filet" de sorte que les signes de mauvais traitements ne sont pas remarqués par les adultes.
J'ai aussi écrit à propos de l'abus continuel sur des survivants à l'âge adulte. En effet, certains d'entre eux dont j'ai parlé ont continué à être maltraités à l'âge adulte, et pour certains leurs enfants ont également été maltraités. Cette question de la violence continuelle à l'âge adulte est quelque chose sur laquelle je souhaite continuer à enquêter. Mon livre vient de sortir en livre de poche, c'est une bonne chose car cela le rend beaucoup plus abordable.

Parlez nous de votre expérience avec le Board of Directors of Adult Survivors of Child Abuse (ASCA - Voir le rapport). Que pensez-vous de leur campagne publicitaire ?

J'ai été membre du conseil de ASCA pendant trois ans et j'ai appris énormément sur les problèmes auxquels les survivants sont confrontés, comme l'accès aux soins, les recours juridiques et le soutien de la communauté. Je faisais partie de la direction d'ASCA lorsque notre campagne publicitaire décriée a été diffusée en 2009. Je sais que beaucoup de gens, y compris les survivants, se sont opposés à cette publicité qui dépeint le père d'une mariée faisant une blague sur les abus qu'il a perpétré sur sa fille lorsqu'elle était enfant. À ASCA, nous avons estimé que cette campagne confrontait la communauté et les politiciens avec leur propre hypocrisie. En effet, l'annonce dit :
"Si vous ne pensez pas que les impacts à vie des violences sont une blague, alors pourquoi ne faites vous pas plus à ce sujet ?"
Pendant des années, nous avions diffusé des annonces contenant des messages classiques sur les abus sexuels sur enfants, avec très peu d'effet. Une énième vidéo montrant un enfant triste se transformant en un adulte triste aurait sombré sans laisser de traces. La campagne de 2009 a rompu avec la complaisance et a fait parler les gens. L'organisation a depuis lors pris plus d'importance, sa politique de développement et de diffusion de l'information a pris une plus grande envergure au niveau national.

Au cours des deux dernières décennies, les survivants d'abus extrêmes et/ou organisés ont tenté de nombreuses opérations pour faire bouger le statu quo. Bien que ces efforts peuvent avoir eu un profond effet sur la vie des survivants au niveau individuel, ils n'ont que peu d'impact sur les institutions et la société en général. Avez-vous des conseils en particulier sur la façon dont les survivants pourraient se défendre eux-mêmes de manière plus efficace ?

Selon mon expérience, les mouvements sociaux des survivants de traumatismes peuvent avoir des difficultés à tolérer l'ambiguïté. Ce que je veux dire par là, c'est qu'il peut y avoir une prédominance de noir-et-blanc, nous-vs-eux, plutôt que de prendre en compte les zones grises avec un intérêt plus constructif pour les arguments opposés. Alors que la pensée en noir et blanc aide les gens à se sentir en confiance et validés dans un environnement de groupe (ce qui est bien sûr très important pour les survivants), cela peut aussi pousser les groupes de survivants dans des positions de fausse certitudes dans lesquelles ils prennent une position forte sur une question où les preuves sont faibles ou incertaines. Cette position est évidemment vulnérable au discrédit et attaquable par d'autres.

Je pense qu'il est vraiment important pour les mouvements / groupes de survivants de trouver les moyens de valider et de soutenir un espace pour l'incertitude. Cela leur permettrait par exemple, de s'engager à accepter qu'il y a parfois un manque de fiabilité de la mémoire tout en affirmant que des souvenirs d'abus sont très susceptibles d'être précis. Cela pourrait contrer les critiques qui aiment calomnier les groupes de survivants comme des "simplistes", tout en permettant aux représentants de ces groupes de parler de manière claire tout en faisant autorité sur les questions qui les touchent. Cela les aiderait également à aller au-delà de la question de savoir si les abus sévères "existent ou non". Des preuves démontrent clairement que la violence organisée, les rituels sadiques existent, et mon avis est que les personnes qui nient encore ces choses-là ne sont pas des commentateurs importants, ils devraient être ignorés au stade où nous en sommes.

En ce qui concerne la défense, il est important de penser pratique et d'agir stratégiquement. Bien qu'il existe des difficultés particulières qui sont spécifiques aux abus organisés, un grand nombre de ces obstacles rencontrés par les survivants sont partagés par d'autres personnes touchées par l'abus et la violence. Le manque de service de santé et l'accès limité au système judiciaire sont communs aux victimes d'abus sexuels dans l'enfance, les viols et violences domestiques. Cela est révélateur de grandes lacunes systémiques qui ne peuvent être changées que lentement, au fil du temps, grâce à la pression sociale et politique collective. Je connais beaucoup de survivants d'abus organisés qui travaillent avec des organisations visant à remédier à ces problèmes et j'encourage les autres à réfléchir sur les types de partenariats qu'ils peuvent mettre en place avec des mouvements sociaux semblables.

(Suite de l'article ici).