Le 29 novembre dernier, une enquête sur le rôle présumé de la France durant le génocide commis contre les Tutsis au Rwanda en 1994 est ouverte. Peu évoquée dans les médias, cette enquête soulève de nombreux fantômes de l'appareil politique français, et affiche une volonté de comprendre ce qu'il s'est réellement passé cette année là de la part de la nouvelle génération.
rwanda
© InconnuLe génocide au Rwanda
En posant un pied au Rwanda, ce que l'on aimerait avant tout retenir, c'est son incroyable paysage qui casse les mythes d'une Afrique désertique, sans verdure, sans nature luxuriante. On est d'abord frappé par ses montagnes et ses collines verdoyantes, ses forêts à n'en plus finir. Et ses routes interminables, qui nous mènent bien souvent nulle part. Mais comment oublier que ce paysage a été le théâtre d'un important massacre à motivation raciale, sous manipulation politique ?

Le 6 avril 1994, le Président du Rwanda, Juvénal Habyarimana, au pouvoir depuis 1973, est victime d'un attentat contre son avion présidentiel. Cet assassinat politique entraîne, dans la nuit du 6 au 7 avril, le début des massacres en masse des Tutsis. Les bourreaux ? Les Hutus, autre ethnie habitant aussi au Rwanda, animés par une violente propagande raciale anti-tutsi, et qui procèdent à un véritable carnage jusqu'au 17 juillet 1994.

Selon les estimations de l'ONU, on compterait jusqu'à 800 000 victimes, femmes, enfants, hommes, personnes âgées, mais le nombre pourrait bien s'élever à 1 million de morts. Les Inyenzi, les cafards, tels étaient les surnoms attribués aux Tutsis, où l'incitation à la haine était animée par la célèbre Radio des Mille Collines, qui véhiculait la propagande anti-tutsi dans une bonne humeur communicative. Les hommes comme les femmes devenaient les bourreaux de leurs voisins, de leurs élèves, de leur facteur, d'un passant ayant une carte d'identité tutsi.

Le 24 avril 1994, alors que le génocide fait rage, le gouvernement français reçoit pour une visite privée deux représentants du gouvernement génocidaire du Rwanda, Jérôme Bicamumpaka, Ministre des Affaires Étrangères, et Jean Basco Barayagwiza, directeur des affaires politiques et membre de la Radio des Mille collines. Les ministres de l'époque qui accueillent les organisateurs du génocide sont, entre autres, le Premier Ministre de François Mitterrand, Edouard Balladur, et son ministre des affaires étrangères de l'époque, qui le restera jusqu'en 1995, Alain Juppé. Pendant ce temps, le paysage rwandais se remplit rapidement de cadavres, de fosses communes collectives, et les nombreux reporters venus sur place pour couvrir le génocide parlent de cette odeur de mort qui arpentait les chemins de terre et de ce silence accompagnant l'horreur.
Rwanda
© InconnuRwanda, 1994
La France, une responsabilité encore mal assumée

Un silence qui caractérise bien une France passive durant le conflit. Au point que personne aujourd'hui ne sait exactement quel rôle le pays a bien pu jouer dans cet échiquier fratricide. L'enquête désormais relancée depuis le 29 novembre 2016 par Richard Muhumza, procureur général rwandais, remet au goût du jour certaines zones d'ombres soigneusement évitées par le gouvernement français.

Déjà 20 noms figurent dans l'enquête sans pour autant être dévoilés et marquent le début d'une longue liste à venir. Visant essentiellement les « agents et/ou fonctionnaires du gouvernement français dans le génocide », il est probable selon le procureur général que des noms de personnalités politiques apparaissent dans le dossier d'enquête. Il n'est d'ailleurs pas sans rappeler que d'anciennes enquêtes ont été ouvertes, notamment en 2008, par différents juges anti-terroristes comme Marc Trévidic concernant les circonstances de l'assassinat de l'ancien Président rwandais, affaire dans laquelle la France pourrait être impliquée. Cette dernière reste encore en suspens, faute de preuves, baignant dans les contradictions et les accusations sans fin.

Un mois auparavant, le 31 octobre 2016, 21 noms de militaires sont aussi cités comme étant impliqués en tant qu'auteurs ou complices, avant, pendant et après le génocide, en particulier durant l'opération Turquoise. Cette opération au nom énigmatique a débuté le 22 mai 1994 par l'arrivée de troupes françaises au Rwanda, justifiée comme une intervention humanitaire. Ayant pour mission par l'ONU d'arrêter les massacres sans user de la force, tout en gardant une attitude de neutralité totale, les actions de l'armée française seront par la suite vivement critiquées par la presse et l'opinion publique. En effet, la question d'une véritable manipulation politique est mise en évidence par différents acteurs, comme le médecin Jean-Hervé Bradsol, membre de Médecins sans frontières.

Présent sur place depuis le début du massacre, il dénonce la passivité des soldats français et la face cachée de la France dans la création du génocide. Soulignant ce génocide comme étant le résultat d'un conflit politique et d'une lutte pour le pouvoir au Rwanda, il explique que « les responsabilités de la France sont particulièrement écrasantes. Les gens qui massacrent aujourd'hui, qui mettent en œuvre cette politique planifiée systématique d'extermination sont financés, entraînés et armés par la France » lors d'une interview donnée sur TF1 le 16 mai 1994. « Qu'on arrête de nous décrire le Rwanda comme des tribus en train de se massacrer » rajoute-il, déclarant que cette représentation est tout sauf anodine, étant donné le rôle que joue la France dans ce conflit.

Cette aide militaire, décriée par le médecin, est apportée durant la guerre civile de 1990 par l'armée française, mais aussi ranimée par l'histoire des accords militaires signés entre la France et le Rwanda en... 1975. Une aide précieuse et controversée, peu abordée par les politiques français, dont la responsabilité reste encore floue.



Le drame de Bisesero raconté à la nouvelle génération

Mais le point marquant de cette opération Turquoise reste les massacres dans la région de Bisesero des rescapés tutsis, cachés dans les collines de cette partie ouest du Rwanda. Ils sont découverts par des soldats de l'opération Turquoise, accompagnés de quelques journalistes, dont le reporter Patrick de Saint- Exupéry. Prévenant leur hiérarchie, les soldats ont pour ordre de ne rien tenter, et abandonnent le groupe de rescapés. Ce n'est qu'au bout de trois jours seulement, le 30 juin 1994, que certains soldats désobéissent aux ordres et viennent porter secours aux derniers rescapés de Bisesero. Une résistance qui pose un constat alarmant mais encore peu élucidé sur les véritables motivations et relations de la France avec le Rwanda. Six familles de tutsis porteront plainte beaucoup plus tard contre X le 16 février 2005, accusant l'armée française à l'époque de complicité de génocide. Mais aucune suite n'est encore apportée actuellement malgré quelques faibles rebondissements.

« Le propre du génocide, c'est qu'on efface tout » explique le journaliste Patrick de Saint-Exupéry dans une interview donnée à RFI Afrique en avril 2014. Témoin du génocide, ce dernier est revenu sur les lieux 20 ans plus tard, accompagné du dessinateur Hippolyte. Une bande dessinée,La fantaisie des dieux : Rwanda 1994, publiée en mars 2014, retrace ce voyage de mémoire, en partant de l'épisode de Bisesero. L'événement est ainsi raconté par deux générations ayant vécu différemment le conflit, le premier en tant que reporter pour le Figaro, et le second, alors âgé de 17 ans, témoin d'images violentes dont il ne comprenait pas le sens. Patrick de Saint-Exupéry explique sur France Inter la nécessité de cette BD reportage pour répondre à cette volonté de comprendre ce qu'il s'est passé pour la nouvelle génération. « Les jeunes ont compris que ce génocide pose un énorme problème à la France, et n'acceptent pas cette possibilité de responsabilité de la France dans ce dossier » explique le journaliste. Des mots posés sur l'innommable, sur un passé troublé par les préoccupations et intérêts politiques, et qui touche de plus en plus la génération Y mais aussi future.

La lente reconstruction de la vérité

En témoigne Gaël Faye, auteur et rappeur, ayant vécu le conflit de manière extérieure à travers les souffrances de sa mère Tutsi. Récompensé pour son premier roman Petit Pays par le Prix Goncourt des Lycéens 2016, le jeune auteur lance un véritable cri du cœur pour faire entendre les voix désormais éteintes d'un Rwanda marqué à vif par le manque de considération dans le paysage judiciaire et politique. De nombreuses associations tentent de donner aux victimes l'occasion d'être entendues et soutenues dans leur lente reconstruction.

On peut citer L'Egam (The European Grassroots Antiracist Movement) qui a lancé un appel signé par 43 parlementaires français et 43 parlementaires européens, demandant un rétablissement de la vérité sur le rôle joué par la France durant le conflit. Malgré un appel de l'Élysée le 7 avril 2015 concernant l'ouverture officielle des archives sur le génocide rwandais durant la Présidence Mitterrand, la majeure partie de ces documents resteront encore inaccessibles. Actuellement, aucune nouvelle information concernant ces archives n'est de rigueur, les décisions pour les demandes des chercheurs étant arbitraires.

Mais peu à peu, tout génocide finit par trouver une fin plus ou moins complète. Tel est le combat mené par le couple d'Alain et Dafroza Gauthier, surnommés les Klarsfeld du génocide contre les Tutsi, et qui traque les génocidaires installés en France. Seulement trois procès ont été menés en France depuis mars 2014, dont celui de Pascal Simbikangwa, ex capitaine de la garde présidentielle rwandaise. Rangés du côté des parties civiles, Alain et Dafroza Gauthier dénoncent le rôle que continue de jouer la France en abritant les meurtriers rwandais sur son territoire et en cherchant à minimiser les événements de 1994 sans être inquiétés. Ils persistent donc encore beaucoup de zones d'ombres concernant le rôle joué par la France, comme le décrit si bien Patrick de Saint Exupéry,
« raconter le génocide c'est impossible, parce que le génocide c'est une absence ». Une absence de justice et de reconnaissance qui finiront par éclore sous le joug d'une génération déterminée à comprendre.