Pour Jac, les problèmes ont commencé lorsque son médecin lui a prescrit de l'OxyContin pour des douleurs liées à ses problèmes de dos. Et en plus d'alléger sa douleur, l'opioïde l'aidait également à gérer l'anxiété qu'elle pouvait ressentir. Lorsqu'elle a raconté ça à son médecin, il a refusé de renouveler son ordonnance. Jac, maman de trois enfants, s'est d'abord tournée vers sa famille, avant d'arpenter les rues de Colombie Britannique à la recherche de sa dose.
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© InconnyFentanyl
À force de se shooter à l'héroïne et au fentanyl, Jac a été infectée par une bactérie qui mangeait ses chairs . Elle est décédée il y a trois ans.

Sa mère, Donna May, raconte à tous ceux qui veulent l'entendre ce qui est arrivé à sa fille . Donna fait partie du groupe mumsDU, un collectif de femmes qui voyagent à travers le Canada pour sensibiliser le public aux problèmes liés à la toxicomanie, et en particulier à la consommation de fentanyl - un médicament opiacé très puissant dont la consommation est aujourd'hui en hausse par rapport à celle de l'OxyContin.

L'un des objectifs du groupe est de convaincre l'Agence de santé publique d'assouplir les règles régissant la distribution du naloxone - décrit par des experts comme un antidote efficace contre les surdoses d'opiacés.

Aujourd'hui au Canada, l'accès au naloxone est réservé à ceux qui ont déjà une ordonnance pour un opiacé, même si plusieurs villes et provinces du pays distribuent déjà des « kits d'urgence » de naloxone aux usagers et à leurs familles.

La situation est d'autant plus urgente que le Canada est actuellement en proie à une vague de surdoses de fentanyl qui ne montre aucun signe de ralentissement.

Le mois dernier, huit personnes sont mortes à Victoria, en Colombie Britannique, après avoir consommé des stupéfiants issus d'un « mauvais lot » contenant des traces de méthamphétamine, d'héroïne et de fentanyl.

Selon le Centre Canadien de Lutte Contre les Toxicomanies, le fentanyl a été identifié comme la cause du décès, ou comme un facteur ayant contribué au décès, dans le cas de 655 surdoses mortelles entre 2009 et 2014.

Des analyses toxicologiques post mortem ont également révélé la présence de fentanyl dans au moins 1000 surdoses mortelles.

Environ 50 à 100 fois plus toxique que la morphine, le fentanyl est bon marché, difficile à détecter, et peut être sniffé, injecté, fumé ou même mâché. Il est également disponible sous forme de patch.

Pour toutes ces raisons, il est très prisé des trafiquants, et se retrouve souvent mélangé à la cocaïne, l'ecstasy, l'héroïne, et même au cannabis. Le fentanyl a fait son apparition dans les hôpitaux il y a environ 20 ans. Dans les hôpitaux, son administration se fait surtout par injection intraveineuse et par patch.

La province d'Alberta (Canada) - où l'on trouve sur le marché des stupéfiants produits en Asie qui transitent par la Colombie-Britannique - a été particulièrement touchée par cette flambée de surdoses. Environ 200 personnes sont mortes de surdoses en 2015 - un nombre beaucoup plus élevé que les années précédentes.

Les autorités disent être aux prises avec une crise de santé publique, mais nombreux sont ceux qui pensent que le gouvernement tarde à autoriser la distribution de naloxone qui pour certains permettrait d'éviter des surdoses mortelles.

En attendant l'assouplissement des règles régissant la distribution, les forces de l'ordre canadiennes continuent à s'acharner contre les trafiquants et à émettre des avertissements à chaque fois qu'une pharmacie se fait cambrioler.

Cet été, le bureau gouvernemental Santé Canada a affirmé vouloir « aider les provinces, les territoires et la police à prendre des mesures pour faire face à ce problème, notamment en examinant à titre prioritaire le statut de médicament d'ordonnance de la naloxone, qui est utilisée pour traiter des surdoses d'opioïdes." Une décision devrait être rendue en début d'année.

« Santé Canada s'inquiète de l'augmentation des surdoses mortelles liées au fentanyl. C'est pourquoi nous avons pris l'initiative sans précédent d'examiner le statut de médicament d'ordonnance de la naloxone," nous a dit un porte-parole de l'organisation. Ces demandes d'examen de statut sont habituellement adressées par les entreprises pharmaceutiques.

« Non seulement c'est la première fois que Santé Canada ordonne ce type d'examen, mais ils ont aussi décidé d'examiner la question à titre prioritaire, » note le porte-parole de l'agence.

Mais pour les défenseurs du naloxone, cela ne suffit pas.
« À mes yeux, nous avons un gouvernement assassin, » affirme May. « C'est exactement ce qu'ils sont en train de faire, ils sont en train de tuer nos enfants sous nos yeux parce qu'ils refusent de nous donner les moyens de leur sauver la vie. »
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© InconnuDonna May
Selon une étude parue en septembre 2014, le Canada et les États-Unis affichent les taux les plus élevés au monde de consommation d'opioïdes. Le Canada consomme chaque année 30 millions de comprimés.

Aux États-Unis, 44 États autorisent la distribution de naloxone à des fins préventives - même si les lois régissant la distribution varient selon les États. Certains États autorisent les médecins à prescrire le naloxone à des tiers. D'autres, comme la Californie, autorisent les pharmacies à vendre le naloxone sans ordonnance. En Oregon, il faut avoir suivi une formation avant de pouvoir l'administrer à un patient.

Aux États-Unis, le naloxone existe également sous forme de spray nasal - un dispositif qui n'est pas encore homologué au Canada. Dans certains États, il fait désormais partie de l'équipement des policiers s'ils sont formés au secourisme.

Même si le pic de décès par surdoses observé à Vancouver est plutôt récent, le fentanyl n'est pas une drogue nouvelle, explique Jane Buxton, du Centre de Contrôle des Maladies de Colombie-Britannique.

« La consommation d'OxyContin était très répandue. Les gens le broyaient en poudre pour le sniffer, etc, » dit-elle. « Mais il a été retiré du marché [NDLR, et remplacé par une formule dont il est plus difficile d'abuser], et quand quelque chose n'est plus disponible, un autre produit vient le remplacer. »

C'est un problème qu'Anastasia Russell ne connaît que trop bien. Ancienne toxicomane, la conseillère pour les jeunes sait que les stupéfiants sont souvent coupés avec d'autres produits, parfois toxiques. Si les laxatifs et le bicarbonate de soude qui sont souvent ajoutés à la cocaïne ne provoquent que des saignements de nez et des visites fréquentes aux toilettes, le fentanyl peut vous tuer dans votre sommeil.

Le centre d'accueil de Vancouver où elle travaille empêche les jeunes de s'endormir la nuit pour être sûr qu'ils survivent jusqu'au matin.

« On fait beaucoup trop confiance aux dealers, » note Russell, ajoutant qu'il « suffit d'un bon compresseur » pour fabriquer de l'Oxy de contrebande. « Ensuite, vous pouvez mettre ce que vous voulez dedans, du moment que l'apparence est la même. »

Si fabriquer des comprimés est facile, fabriquer le fentanyl est une autre histoire. Selon les forces de l'ordre, les trafiquants s'approvisionneraient auprès de laboratoires en Chine et parfois, les dealers eux-mêmes ne savent même pas que leurs produits contiennent du fentanyl.

« Ces trafiquants, ou ceux qui revendent, ne sont parfois pas au courant parce qu'ils achètent le produit auprès des fournisseurs et le revendent. Ils s'en fichent - il n'y a que l'argent qui les intéresse, » explique Russell.

Le bilan humain est extrêmement lourd.

Le nombre de décès en Colombie-Britannique est passé de 13 en 2012 à 90 en 2014, soit près de sept fois plus de morts. En Alberta, il y a eu environ 20 fois plus de décès en 2014 qu'en 2011. En 2012, la Colombie-Britannique a mis en place un programme de distribution supervisée de naloxone appelé Take Home Naloxone (Naloxone à Domicile) qui vient tout juste d'être introduit en Alberta.

Certains responsables politiques de l'Alberta souhaitent introduire un système « un patch contre un patch » qui imposerait aux utilisateurs de remettre leur patch usagé pour tout renouvellement d'ordonnance.

Selon Buxton, les kits distribués en Colombie-Britannique auraient sauvé au moins 270 personnes depuis 2012. Mais puisque le naloxone est uniquement disponible pour ceux qui ont déjà une ordonnance pour un opiacé, la majeure partie des usagers ne peuvent en profiter.

« Voilà le contexte dans lequel on opère, et dans ce contexte, on a du mal à trouver des solutions, » explique Buxton.

Buxton et le groupe mumsDU voudraient voir plus de changements au niveau de la politique antidrogue. Mais les usagers et les trafiquants de fentanyl ne vont pas attendre une réforme de Santé Canada pour consommer et pour vendre. Les experts craignent qu'en attendant, toujours plus de personnes soient victimes des effets imprévisibles du fentanyl.

« De la même manière que j'ai des pansements dans ma salle de bains, je veux avoir un kit de naloxone. Si je vois quelqu'un en surdose, je veux pouvoir sauver leur vie," explique May. "Ce n'est pas seulement les usagers récréatifs ou les toxicomanes endurcis qui meurent de ça - c'est également nos grands-parents, et tous ceux qui se font prescrire des opiacés."