Susan Sontag, essayiste, romancière, activiste, ouvertement bisexuelle, a produit une œuvre riche, traitant aussi bien de la pornographie, de l'esthétique Camp, que de la photographie ou du communisme. Son travail sur les maladies, sur lequel je vais m'attarder ici, se divise en deux. Deux textes que l'on peut retrouver en français dans un seul et même volume[1].
C'est à partir d'une étude sur le cancer et sa comparaison avec la tuberculose que Susan Sontag développe son analyse sur les significations culturelles et politiques attachées aux maladies. Pour Sontag, les maladies font l'objet d'usages comme figures ou métaphores (la peste, le cancer, deviennent des adjectifs servant à décrire ce qui est vu comme des problèmes sociaux) tout comme elles sont la cible de métaphores (le vocabulaire lié au cancer est un vocabulaire de la guerre, de l'invasion, allant jusqu'à déterminer la forme des traitements).
Plus qu'un essai sur le style et les discours, le travail de Sontag revêt un intérêt particulier. Voici ce qu'elle écrit en ouverture de La maladie comme métaphore :
« Mon propos n'est pas la maladie physique en soi, mais l'usage qui en est fait en tant que figure ou métaphore. Or la maladie n'est pas une métaphore, et l'attitude la plus honnête que l'on puisse avoir à son égard - la façon la plus saine aussi d'être malade - consiste à l'épurer de la métaphore, à résister à la contamination qui l'accompagne. Mais il est presque impossible de s'établir au royaume des malades en faisant abstraction de toutes les images sinistres qui en ont dessiné le paysage. C'est à l'élucidation de ces métaphores et à l'affranchissement de leurs servitudes que je consacre cette enquête. »[2]Si Susan Sontag fait du travail des métaphores un enjeu central de l'expérience de la maladie - et en l'occurrence du cancer -, c'est parce qu'elle a été diagnostiquée d'un cancer du sein en 1976, soit deux ans avant la publication de ce texte. La parole de Sontag est une parole résolument située, une parole énoncée du « royaume des malades ». Son essai n'en est pas pour autant une autobiographie. Il n'y a pas ici de récit à la première personne, pas de référence explicite à son expérience. Ne transparaît de son expérience que cette volonté de dépouiller le cancer des métaphores qui le présentent comme un mal inconnu, à l'issu forcément fatale et qu'il faut combattre par tous les moyens, y compris les plus violents ; dépouiller le cancer pour en faire une maladie plus vivable.
C'est en 1988, 10 ans après le premier texte, que Susan Sontag revient sur la question des métaphores à partir de l'épidémie de sida. Continuant son analyse comparative, Sontag fera cette fois grandement appel à l'histoire de la syphilis et de la peste -maladies avec lesquelles l'épidémie de sida a été largement comparée.
Alors qu'elle écrit quelques années à peine après le recensement des premiers cas de sida, ce texte constitue tout autant un témoignage des premières théories médicales sur le sida qu'une analyse résolument actuelle des problématiques politiques liées à l'épidémie.
Deux axes de son analyse retiennent mon attention tant ils résonnent avec mon travail sur la criminalisation de la transmission sexuelle du VIH. Tout d'abord, la question de la culpabilité. Pour Sontag, dans le contexte des années 1980, être contaminé par le VIH « revient [...] à avouer son appartenance à un certain « groupe à risque », à une communauté de parias. »[3] Le VIH/sida, de par sa transmission en grande partie sexuelle, permet le développement d'un discours moral, d'un discours de la faute. Si ceci peut paraître relativement évident plus de 30 ans après les débuts de l'épidémie, le développement récent des procès pour transmission, exposition ou non-divulgation du VIH dans de nombreuses régions du monde invite à inscrire les notions de culpabilité et de morale dans la continuité de l'épidémie.
Vient ensuite la question des frontières, qu'elles soient frontières de l'espace Euro-Atlantique ou frontières de l'hétérosexualité. Selon Sontag, le sida a le potentiel d'agir comme métaphore de la contamination, de l'ennemi de l'intérieur. Il est cette punition du comportement des « autres » qui menace l'intégrité d'un « nous ». Il « incarne par excellence l'envahisseur venu du tiers monde »[4] tout comme il « transforme toute sexualité autre que monogame à long terme en promiscuité (donc en danger), et aussi en déviance, car tout rapport hétérosexuel devient désormais indirectement un rapport homosexuel. »[5] De par les métaphores qu'elle charrie, l'infection à VIH agit comme un marqueur des transactions sexuelles, un marqueur des porosités entre espaces nationaux, sexuels et politiques. Elle apparaît comme une menace dont il faudrait se protéger, par tous les moyens.
Tout comme Paula Treichler ou Donna Haraway - dont je traiterai les travaux dans de futurs billets -, Susan Sontag inscrit l'analyse des discours sur le biologique et les maladies dans une analyse des rapports de pouvoir - de classe, de race, de sexualité, de genre, ... Elle fait du traitement social, politique et culturel des maladies un lieu particulier de la reproduction de ces rapports de pouvoir. Et c'est précisément de cela qu'il faut se défaire si nous voulons accéder à une expérience pacifiée de la maladie. Comme l'écrit Sontag en guise de conclusion : « Nous ne subissons aucune invasion. Le corps n'est pas un champ de bataille. Les malades ne sont ni des pertes humaines inévitables, ni l'ennemi. Nous - la médecine, la société - n'avons pas le droit de riposter par tous les moyens possibles... »[6]
Source:
[1] Susan Sontag, La maladie comme métaphore. Le sida et ses métaphores. Œuvres complètes III, Paris, Christian Bourgois éditeur, 2009.
[2] Ibid., p. 11.
[3] Ibid., p. 145.
[4] Ibid., p. 191.
[5] Ibid., p. 205.
[6] Ibid., pp. 231-232.
Le SIDA permet certes une certaine stigmatisation des populations noires ou d'origine africaine, mais n'est-ce pas juste un effet collatéral de la maladie ? Je ne fais pas de suppositions sur son origine, je n'ai aucun élément pour en juger.
Quant au cancer, il est vrai que, jusque dans les sphères de la médecine alternative, que je connais bien, il est souvent présenté comme une sorte d'incarnation du Mal. La maladie par excellence, avec une dimension quasiment métaphysique, supra-humaine. Dans le discours dominant, sous prétexte qu'il tue beaucoup et touche pas mal de monde (je suis moins même atteint d'une pathologie qui peut dégénérer en cancer avec le temps) et aussi à cause de sa spécificité qui consiste à multiplier ses cellules dans le corps, il est vu et présenté comme l'envahisseur du corps, et comme Le Tueur Noir qui s'abat sur les gens pour on ne sait quelle raison. On prétend d'ailleurs qu'il y en a beaucoup plus qu'avant, ce qui est difficilement vérifiable, et même qu'il n'y en avait pas du tout avant ce qui est faux (on trouve des traces de cancer des os sur des humains qui ont des milliers, et des dizaines de milliers d'années, par exemple), ce qui fait que l'on donne au cancer les habits de la maladie de civilisation par excellence, celle qui trahit tous nos maux, tous nos vices et toutes nos erreurs, quand bien même d'autres maladies, en grand nombre, sont bien plus à considérer comme des maladies de civilisation (tous les syndromes nerveux, les psychopathologies dues au stress et au manque de sens de la vie, les maladies respiratoires dues aux particules et autres polluants, les maladies hormonales dues aux pollutions de l'eau et de nos objets de la vie courante par des perturbateurs endocriniens et autres, et j'en oublie comme les maladies dues au vieillissement dans un monde où on n'a jamais vécu aussi longtemps... sans s'occuper de nos vieux, mais c'est encore un autre problème). Bref le cancer a cette aura de maladie spéciale, et spécialement effrayante, quand bien même les pestes et autres épidémies massivement mortelles que nous avons connues étaient bien plus violentes et provoquaient une mort aussi douloureuse et plus expéditive. Le discours sur le cancer trahit surtout un refus de la maladie, une peur de perdre le confort de nos vies modernes paisibles et hygiéniques...
Bref, le discours sur les maladies est intéressant à analyser. Je persiste pourtant à penser que dire "les maladies ne sont pas ceci, elles sont plutôt ceci", en voulant élaguer les métaphores, reste remplacer une idéologie par une autre. Nous ne savons pas absolument ce que sont vraiment les maladies, et si elles n'ont pas malgré tout une composante métapsychique au moins dans certains cas, comme on l'a toujours pensé dans les courants animistes par exemple. Finalement, vouloir ramener les maladies a rien d'autre qu'un processus biologique relève assez du discours scientiste. Il faut bien, pourtant, inclure l'humain dans l'équation, puisqu'une maladie, en tout état de cause, révèle quelque chose de la relation entre le monde, et celui qui en est touché. cela interdit, à mon sens, de dépouiller totalement la maladie des métaphores qui la touchent. Même si, malheureusement, certaines sont idéologiquement, politiquement et moralement dommageables. Cela revient à une démarche puriste qui n'est pas dénuée d'intérêt, mais qui est à mon sens un écueil intellectualiste et rationaliste.