Qui veut la peau de nos généralistes
La population augmente, vieillit, et le nombre de médecins pour la soigner s'effondre. Plutôt que mettre en place les moyens pour lutter contre la désertification médicale, nos "élites" dégradent depuis trente ans la qualité de prise en charge du patient, notamment par des méthodes qui visent à réduire le rôle du médecin, bradent la sécurité des données, et font tout pour décourager les vocations.

La gestion de la Covid-19 illustre bien leur mépris des généralistes pourtant en première ligne. Le Dr Jean-Paul Hamon et le journaliste Daniel Rosenweg dénoncent le torpillage de la médecine libérale et les incroyables dysfonctionnements dont pâtissent patients et contribuables. Alors que les généralistes ont été ignorés lors du Ségur de la santé, ce livre propose un plan choc pour relancer cette médecine de proximité, seule garante du bon soin partout.

Jean-Paul Hamon, médecin généraliste à Clamart (Hauts-de-Seine), président d'honneur et porte-parole de la Fédération des médecins de France, a été la voix des généralistes dans toutes les crises récentes.

Daniel Rosenweg est grand reporter, spécialiste de l'économie de la santé, au Parisien-Aujourd'hui en France.
Extrait :
Y a-t-il véritablement péril en la demeure s'agissant de l'avenir de la médecine de ville, que nous préférons appeler « médecine de proximité », car il n'y a pas plus proche - dans tous les sens du terme - que votre généraliste ou votre spécialiste pour prendre soin de vous ? Oui, clairement oui. Mais en douceur, à bas bruit. Par épisodes, comme une mauvaise série télé.

L'histoire commence en 1979. Le ver a été introduit dans le fruit lors de grossières erreurs de nos dirigeants. Des apprentis sorciers qui ont voulu réguler à la baisse le nombre d'entrées en faculté de médecine pour réduire la dépense en soins. Quinze ans plus tard, les Français assistaient impuissants à l'émergence d'une pénurie de soignants qui s'annonçait dramatique et voyaient poindre les premiers déserts médicaux. Au moment même où les médecins - courbe démographique oblige - commençaient à partir massivement en retraite.

Tout le monde le sait maintenant, la France souffre du manque de médecins. À l'hôpital, 30 % des postes médicaux budgétisés y sont vacants, faute de candidats !

En ville, même scénario. Le directeur général de la Caisse nationale d'assurance-maladie reconnaissait en janvier 2020 que 5,4 millions de Français n'ont pas de médecin traitant, malgré des recherches actives pour plus de la moitié d'entre eux. Saturé de travail, le docteur ne peut plus accepter de nouveaux patients, sauf à se mettre en danger. Et le mouvement n'est pas près de s'arrêter.

Logiquement, l'accès aux soins s'est dégradé, notamment pour les patients les plus modestes, les plus éloignés. Mais pas seulement. Et parce qu'il faut bien tenter de réparer tout cela, on multiplie les « plans », on annonce des mesurettes. Sans jamais inverser la tendance, sans jamais redonner de l'attractivité à la médecine générale de proximité en la valorisant, en lui permettant de se concentrer sur le diagnostic et le soin.

L'État et ses gouvernements successifs ont préféré tout miser sur l'hôpital, aux ordres, donc plus facile à contrôler voire à contraindre qu'une bande de libéraux soucieux de répondre à la demande qui frappe à leur porte. C'est l'ère de l'hospitalo-centrisme. Une urgence ? L'hôpital public. Un bobo ? L'hôpital public. Une pandémie ? L'hôpital public. L'hôpital est flatté, il prend tout, même si son personnel rue dans les brancards.

Et qu'importe la facture, qu'importent la qualité de service et l'efficience, tant pis pour le manque d'humanité parfois, la méconnaissance du patient, le coût final... Il n'y a pas, nous dit-on, d'autres solutions.

Le médecin libéral, et principalement le généraliste, devient progressivement le coupable idéal. Coupable des dépenses de soins qui augmentent. Mais comment pourrait-il en être autrement quand la population vieillit, que les affections longue durée prospèrent, que le maintien à domicile est la priorité, que les médicaments coûtent de plus en plus cher, que les patients actifs souffrent toujours davantage dans leur chair des tensions croissantes au travail ?

Le médecin libéral est coupable aussi des déserts médicaux qui pénalisent 5,7 millions de Français, car il ne s'installe pas là où il faudrait. Fichue liberté d'installation, maugréent certains. Mais qui irait se poser durablement avec femme et enfants dans un endroit sans lycée, sans transports, sans loisirs ?

Le libéral est coupable d'être rentier, fonctionnaire au revenu garanti. Mais quel fonctionnaire, quel salarié accepterait de faire dix ans d'études pour travailler 54 heures par semaine, assurer, de plus, des gardes la nuit et, le week-end, tenir à jour sa comptabilité, engager chaque jour sa propre responsabilité comme le fait un médecin libéral ?

Les spécialistes, eux, seraient coutumiers de « dépassements d'honoraires honteux », martèle par exemple en 2012 Marisol Touraine, qui vient à peine d'arriver au ministère de la Santé. Pourtant, la Caisse nationale d'assurance-maladie, qui veille de près au bon usage de ses deniers, l'assure : il n'y a alors en France et parmi les médecins adhérents au secteur 2 (les seuls autorisés à en pratiquer) pas plus de 400 adeptes des dépassements « sans tact ni mesure ». Quatre cents sur 60 000, qu'il suffirait à la même Cnam et à l'ordre des médecins de remettre dans les clous, quitte à les déconventionner.

Parmi ces médecins cher payés revient souvent un nom... Celui du frère de la ministre, le professeur Philippe Touraine, endocrinologue à l'hôpital public de la Pitié-Salpêtrière, à Paris, autorisé à avoir une activité privée à l'hôpital sur 25 % de son temps, et qui, selon le site de l'assurance-maladie (ameli.fr) facture aujourd'hui encore ses consultations privées... 170 euros. Cerise sur le gâteau, toujours selon ameli.fr, ce mandarin du service public n'accepte pas la carte Vitale. C'est donc au patient d'avancer les frais. Cette charge de Marisol Touraine contre les libéraux cachait-elle un règlement de comptes familial au préjudice de tous ? En tout cas, l'intéressé a beaucoup apprécié le travail de sa ministre, il l'a écrit le 13 juin 2017 dans un tweet ciblant les libéraux : « Ma sœur a fait du très beau boulot ne vous en déplaise mais c'est sûr que dès lors qu'on se sent en chute il faut toujours trouver un responsable. » C'est sûr aussi que le bon Dr Touraine, qui profite du meilleur des deux mondes (salarié protégé + libéral à tarifs libres), ne chute pas, lui : en moins de trois ans sa consultation a augmenté de 20 euros, + 13 % ! Pas sûr, en revanche, qu'en matière d'accès aux soins à l'hôpital sa sœur ait fait du si bon boulot...

Et voilà qu'aujourd'hui, la stratégie hospitalo-centrée n'ayant produit aucun effet bénéfique et ayant surtout engendré du mécontentement et de la dette, nos dirigeants décideurs commencent à dépouiller les médecins de leurs compétences durement acquises au fil de neuf à dix années d'études pour les transférer à des professions non formées pour ces missions. Vaccination, traitement des angines par les pharmaciens, qui revendiquent maintenant de pouvoir traiter les cystites, prolongation/renouvellement quasi automatique d'ordonnances par les nouvelles « infirmières de pratique avancée », par les orthoptistes, les opticiens, etc. Autant de « délégations de tâches » imposées déjà validées. Et bientôt - le Ségur de la santé l'a acté en 2020 - des « super-infirmières » hospitalières prendront une part des compétences médicales, devenues si rares il est vrai. Sans compter l'arrivée de la télémédecine, qui, utilisée comme un outil de plus, pourrait rendre des services au médecin traitant et au patient mais qui, entre les mains de plateformes à but exclusivement lucratif, fait courir des risques en dégradant la qualité de prise en charge du patient. Comme un nivellement de la médecine par le bas.

Il restait un maigre espoir de sursaut avec ce Ségur de la santé, grand-messe de l'été 2020 qui devait déboucher sur une refonte profonde de notre système de santé en le décloisonnant et en soulageant les médecins de tâches administratives inutiles. Une fois encore, la médecine de proximité a été oubliée. Sur 33 mesures arrêtées par le ministre de la Santé, Olivier Véran - celui-là même qui, rapporteur du projet de loi de financement de la Sécurité sociale, a voté toutes les mesures de restrictions budgétaires proposées depuis 2014 -, seules deux concernent directement les médecins de ville. Malgré les discours et les intentions, la cloison ville-hôpital reste solide. Pas de quoi susciter des vocations en libéral.

Au bout du compte, que restera-t-il du précieux médecin de famille, de ces quelque 56 000 généralistes dont l'effectif vieillissant ne cesse de fondre ? Serons-nous soignés par des fonctionnaires différents à chaque consultation sans avoir notre mot à dire ? Devrons-nous faire 10, 20, 50 kilomètres pour accéder à une maison de santé ? Sommes-nous prêts à faire confiance à un anonyme trouvé sur Doctolib ou une autre plateforme de télémédecine pour soigner nos douleurs intimes, chercher l'origine familiale d'un mal, suivre notre enfant malade chronique, nos parents à domicile mais en perte d'autonomie ?

Et vous, qu'êtes-vous prêts à accepter ?
CHIFFRES CLÉS POUR COMPRENDRE

Nombre total de médecins inscrits au tableau de l'ordre national des médecins (fin 2018) : 296 7551

dont :

- médecins en activité régulière : 198 081
- retraités ayant conservé une activité : 17 373
- retraités sans activité : 62 275
- médecins spécialistes : 110 279
- médecins généralistes : 87 801
Nombre de médecins libéraux : 83 899 (42,47 % de ceux qui ont une activité régulière)
Nombre de médecins généralistes libéraux : 54 000
Densité de médecins en France : 3,2 pour 1 000 habitants (densité moyenne dans l'OCDE : 3,5)
3,8 millions de patients vivent dans un désert médical2.
5,4 millions de patients n'ont pas de médecin traitant déclaré3.
Le lien chez Decitre.