Sex, Ego et Radio_Libération  13.10.08_Image média Le Magazine_24.04.2011
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"La liberté de toute une génération est aujourd'hui menacée à tout jamais." C'est à coups de tels slogans, brandissant la liberté d'expression, que Skyrock a organisé la défense médiatique - réussie - de son patron. Écarté par le fonds d'investissement Axa Private Equity, puis réintégré à son poste après une campagne tonitruante, Pierre Bellanger est un libertaire autoproclamé, qui se veut le chantre de l'affranchissement des tabous.

Mais cette liberté de parole, revendiquée à l'antenne de Skyrock, n'est apparemment pas la première des priorités de Bellanger lorsqu'elle est pratiquée par d'autres médias.

@si a ainsi eu la surprise de découvrir que Bellanger avait fait supprimer du site de Libération le compte-rendu du procès d'octobre 2008, où il comparaissait pour corruption de mineure, et qui avait laissé apparaître de larges pans de sa vie de polygame. L'article aurait contenu des "approximations" ainsi que des "éléments non probants". Mais suite à nos questions, il a été remis en ligne...

En février 2010, le PDG de Skyrock Pierre Bellanger a été condamné à trois ans de prison avec sursis et 50 000 euros d'amende pour corruption de mineure.

L'accusation lui reprochait d'avoir, en 1999-2000 "favorisé la corruption" de Laetitia, alors âgée de 17 ans, en l'initiant à "diverses formes de sexualité, notamment de groupe, homosexuelle ou sado-masochiste". En première instance, le fondateur de la radio avait été condamné à quatre ans d'emprisonnement, dont trois avec sursis, et 15 000 euros d'amende. Mais dans le récent feuilleton médiatique qui a opposé Skyrock, son fondateur et le fond d'investissement d'Axa, il n'a quasiment pas été fait état de cette condamnation.

Pourquoi ce silence ? Même si l'on peut admettre que les deux sujets n'aient pas de liens directs, certains s'en sont publiquement étonnés. Par exemple le journaliste de Libération, Fabrice Tassel, qui avait couvert le procès de première instance en octobre 2008. Il a témoigné dans un reportage de Médias, le magazine, sur France 5, en constatant que...
« personne n'a la mémoire de cette affaire »

Et le journaliste ne croit pas si bien dire. En souhaitant relire son article, titré "Sexe, ego et radio", et qui courait sur deux pages, nous avons constaté mardi 26 avril qu'il était indisponible dans les archives payantes de Libération.

Quelques recherches permettaient bien de trouver la trace de l'adresse de la page l'ayant hébergé, mais elle ne contenait plus rien.

Libération.fr_page 404_ Affaire bellanger Skyrock
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Oh, le beau message d'erreur !
En revanche, le droit de réponse des deux avocats de Bellanger, publié dix jours plus tard, était, lui, toujours accessible.

Cet article fantôme, nous l'avions retrouvé au prix de quelques recherches, sur un kiosque numérique. Mais, ô surprise, suite à notre début d'enquête, l'article est réapparu sur le site, dans l'après-midi de ce mercredi 27. Il racontait en détail la vie au sein d'"Halcyon", la "communauté" où vivait Bellanger et trois compagnes, en "polygamie choisie". Laetitia, qui a porté plainte en 2003, y a détaillé le mode de vie particulier de Bellanger et ses compagnes : outre les relations sexuelles, parfois à plusieurs, les veillées spirituelles, les jeûnes, les sanctions comme les douches glacées, l'obligation d'écrire un journal intime, contrôlé par le "maître" et mettant en scène "l'Âme", "l'Ego" et " la Bête"...

original_Sexe, Ego et radio_Bellanger_Skyrock_Libération article
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Le texte rappelle que Bellanger a obtenu un non-lieu pour les accusations de viol de la jeune femme. Il cite la défense des membres de la communauté, qui assurent que tout le monde était consentant et que de précédents occupants ont pu la quitter lorsqu'ils le désiraient. Mais il relève aussi le témoignage d'une ancienne compagne évoquant une "pression mentale très subtile", souligne aussi le goût de Bellanger pour le sexe et la domination, et indique que Laetitia a passé huit mois "dans les griffes d'Halcyon". Il rappelle encore que ce mode de vie est reproché au patron de Skyrock parce qu'il a été partagé par une mineure, qui assure de plus qu'elle n'était pas entièrement consentante.

Retraçant ce qui a été dit durant l'audience, pourquoi cet article avait-il disparu des profondeurs de Libe.fr ? Interrogé par @si avant la remise en ligne de l'article, Tassel, manifestement pas au courant du retrait, ne pouvait que tenter de deviner : "Peut-être un problème suite au basculement de nos archives vers le payant ?" Il assurait en tout cas que la rédaction n'aurait pas accepté de retirer l'article à la demande de Bellanger. "Quand bien même il l'aurait demandé, la réponse aurait été claire : non."

Libération.fr a bien retiré l'article à la demande de Skyrock

Et pourtant. Ludovic Blécher, le directeur des éditions électroniques de Libération, confirme à @si que l'article a bien été retiré. Sans pouvoir donner beaucoup de détails. Après quelques recherches, il retrouve la trace d'une demande de retrait en provenance de Skyrock de mars 2009, justifiée par des "commentaires injurieux ou attentatoires à la présomption d'innocence" publiés sous l'article. L'avocat de Libé aurait alors conseillé de retirer l'article, ce qui aurait été fait après une première phase de simple fermeture des commentaires. "A l'époque, Bellanger avait fait appel de sa condamnation, et les commentaires mettaient effectivement en cause sa présomption d'innocence", explique Blécher, qui ne peut donner davantage de détail. Il assure traiter "plusieurs cas comme celui-là tous les jours" et ne voit pas "pourquoi il faudrait chercher la petite bête". Il balaye toute suspicion sur une volonté quelconque de la part de Libé de vouloir protéger en particulier Bellanger, dont on dit qu'il sait faire jouer à merveille ses réseaux politiques.

C'est une entreprise baptisée Les Infostratèges qui a été chargée par le patron de Skyrock de veiller sur son "e-réputation" et les traces qu'on retrouve en ligne lorsqu'on fait des recherches sur son nom. Deux autres sites ont en tout cas eu affaire à ses services pour avoir parlé de façon trop légère du procès de Bellanger : Newsnours.com et Tubbydev.com. Tous deux ont reçu un message menaçant des Infostratèges, et l'ont fait savoir.

Le premier site avait publié en octobre 2008 un billet sardonique en s'appuyant sur un article du NouvelObs comme indiquant qu'en première instance, le procureur avait requis un an de prison avec sursis. Plus de deux ans après, soit peu de temps avant la décision de deuxième instance, il avait publié le message que lui avait envoyé les Infostratèges, demandant le retrait du billet, notamment au nom de "la présomption d'innocence", ainsi que de "l'article 9 du code civil garantissant le respect de la vie privée" et de "la délibération de la CNIL du 22 novembre 2005" rappelant "que, selon l'article 9 de la loi de 1978, il est interdit de « diffuser des données à caractère personnel relatives aux infractions, condamnations et mesures de sûreté concernant des tiers »". (En fait, cet Article 9 de la loi Informatique et Libertés du 6 janvier 1978 interdit à tout autre que les autorités publiques "les traitements de données à caractère personnel relatives aux infractions, condamnations et mesures de sûreté", c'est-à-dire la collecte ou l'exploitation de ces données. Rien n'interdit de citer une condamnation non prescrite.)

Le second site s'était fait taper sur les doigts pour s'être offusqué de l'envoi de ce message, mais aussi parce qu'il avait cité le nom et les coordonnées personnelles d'un des fondateurs des Infostratèges.

Malek Boutih confirme une « veille Internet » sur le procès

Interrogée par @si, la société indique qu'elle "ne donne jamais aucune information" sur ses clients. En revanche, Malek Boutih, secrétaire national du PS, mais aussi directeur des relations institutionnelles de Skyrock, assume totalement. Il explique à @si qu'il y a eu "une veille Internet sur ce dossier, et seulement sur ce dossier, parce que ce qui aurait dû rester une affaire personnelle de M. Bellanger a été utilisé par des forces organisées pour lier Skyrock a cette affaire". Sans plus de précision sur "les forces organisées". Mais ces mots rappellent ceux choisis par Pierre Bellanger pour évoquer l'affaire dans Le Monde publié mardi 26 avril (accès réservé aux abonnés). A la fin du portrait qui lui est consacré, il revient brièvement sur sa condamnation : "Ce procès a surtout été un procès moral où toute la haine pour Skyrock est ressortie."

Mais s'il accepte d'en parler publiquement, pourquoi avoir demandé la suppression de l'article de Libé ? D'autant que d'autres articles évoquant le procès ou la condamnation sont aisément disponibles sur le net, par exemple sur le site du Nouvel Observateur, donc, mais aussi sur celui de 20 minutes, qui reprend la dépêche que l'AFP a consacrée au procès. Mais surtout, un autre compte-rendu d'audience, presque aussi riche en détails, est disponible sur L'Express.fr. Et son auteur, François Koch, ne se souvient pas de demande particulière visant son article (On notera toutefois que les commentaires qu'on est censé retrouver sous le texte ne sont plus visibles.).

Article original Le Monde, Pierre Bellanger_Skyrock_27.04.2011
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Image 7 dans l'ombre ?

Selon Malek Boutih, l'explication de cette attention particulière destinée à Libé est simple : "Il ne s'agissait pas seulement d'un compte-rendu d'audience. Il contenait des approximations, des éléments non probants et pas vérifiés. La publication de l'article en version papier avait déjà fait des dégâts. N'importe quel média peut faire une erreur, mais pas persévérer." Quelles "approximations" ? Boutih ne se souvient plus du détail, mais assure qu'il y avait "des choses fausses dans le contenu".

Lorsqu'on relit le droit de réponse adressé à Libé par les avocats de Bellanger, on ne trouve pas de mention de ces erreurs potentielles. Mais les avocats soulignent que l'article n'a pas suffisamment rappelé, à leurs yeux, que le "mode de vie intime" de Bellanger ne présente "pas de caractère sectaire". Les avocats soulignent aussi que "dans l'immense majorité des cas de poursuites" pour corruption de mineur, les mineurs en question ont "moins de 15 ans alors qu'en l'espèce la partie civile avait 17 ans et demi au moment des faits".

Il est vrai que L'Express avait cité une partie de la plaidoirie de l'avocat et qu'il laissait plus longuement la parole à Bellanger, le faisant apparaître sous un jour moins sinistre : "On me présente comme un gourou, mais vous connaissez beaucoup de gourous qui ont de l'humour, qui comme moi vont à Disneyland en se mettant des frites et de la mayonnaise dans le nez ?" L'article évoquait tout de même "un persistant parfum de dérive sectaire".

Pourquoi une plus grande mansuétude de la part de Skyrock ? Sans doute parce qu'il avait disparu dans les entrailles du net, et qu'il était difficile à trouver par une recherche rapide. Et si on peut aujourd'hui le retrouver plus facilement, assure Boutih, ce serait parce que Image 7, la puissante société de communication qui conseille Axa Private Equity (après avoir aidé Bellanger à batailler contre le CSA en 2003) "l'a fait remonter" sur Google par des techniques bien maîtrisées.