Commentaire : En tant qu'être humain, et à la différence des animaux, des plantes ou des simples minéraux, nous semblons avoir la possibilité de participer « activement » à la création de... nous-mêmes. A l'élaboration de notre personnalité, à la structuration, à un niveau certes beaucoup moins perceptible, de certains corps subtils que la nature nous a attribué et dont toutes les traditions ésotériques s'accordent à reconnaitre l'existence. Que nous tenions d'ailleurs pour acquis la réalité de ces « corps subtils » est une chose ; que nous croyions en être automatiquement et parfaitement pourvus en est une autre... Ici, et c'est ce qui semble être le plus important, l'ignorance manifeste de l'homme concernant sa véritable nature est sans doute directement responsable de l'état calamiteux du monde dans lequel il évolue et responsable de sa propension inévitable à ne pouvoir faire que les plus mauvais choix. Don Juan à Castaneda :
« Je vais faire appel à ton esprit analytique, me dit don Juan. Réfléchis un moment, et dis-moi comment tu peux expliquer la contradiction entre, d'une part, l'intelligence de l'homme sur le plan scientifique et technique et, d'autre part, la stupidité de ses systèmes de croyances ou l'incohérence de son comportement. »
Une contradiction s'exprimant parfaitement à travers la création et l'utilisation d'une technologie, en elle-même ni bonne, ni mauvaise, qui semble devoir nous condamner « à la chute dans l'algorithme », par manque de connaissance de ce que nous sommes vraiment, des influences que nous subissons, de la véritable nature des obstacles que nous rencontrons :

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© Siudmak
Bientôt les hommes cesseront de s'aimer, tomberont amoureux de machines, deviendront un temps des objets connectés parmi d'autres avant de disparaître, de se fondre dans une ultime étreinte technologique censée les « augmenter », mais qui aura surtout raison de leur humanité. C'est ce que les adeptes hallucinés du transhumanisme (1) appellent la « Singularité », ce moment d'inflexion où les progrès exponentiels de la technologie infesteront l'homme pour en changer la nature et donner naissance au Surhomme tant attendu, enfin libéré de ses limites biologiques.

Selon certains transhumanistes, cette « Singularité » pourrait même survenir d'ici à 2030 déjà, et les progrès stupéfiants que nous annoncent régulièrement les apprentis-sorciers de l'intelligence artificielle rendent plausible ce calendrier. Il faut dire que la voie est toute tracée. On voit mal ce qui pourrait en effet contrarier cette échéance. Notre contre-civilisation ultralibérale est psychologiquement formatée pour accepter et même souhaiter la disparition de notre si imparfaite humanité, et son impératif libéral justement lui interdit tout simplement de questionner les (r)évolutions technologiques puisque ce serait contraire à l'un de ses dogmes qui veut que l'« on arrête pas le progrès ».

Deux forces à l'œuvre

Dans la société ultralibérale, deux forces implacables sont ainsi à l'œuvre qui rendent inéluctable cette fuite en avant vers la Singularité et l'abolition de notre humanité.

D'un côté, il y a d'abord ce que nous appellerons le néo-progressisme sociétal, qui s'emploie à déstructurer les sociétés, à briser tous les tabous, à bouleverser en permanence les rapports sociaux, à imposer ce relativisme moral et culturel absolus qui désacralise tout, à commencer par la vie. Jour après jour, on légifère ainsi à tour de bras pour satisfaire le moindre lobbie, pour donner l'illusion d'une société vertueusement engagée dans la quête d'un équilibre parfait où chacun pourra, à terme, exercer son droit inaliénable à tout sur tout. Chaque groupe, puis chaque sous-groupe, puis chaque individu se voit ainsi invité à ne voir le monde qu'au travers du prisme déformant de ses intérêts particuliers. Or cette « innocente » tentative de donner satisfaction à tous les égoïsmes concurrents d'un peuple devenu alors « peuple de démons » ne sert, en réalité, qu'à alimenter une guerre de tous contre tous destinée à atomiser les individus.

Et le vivre-ensemble dans cette société-là se réduit alors au vivre pour soi. Le Marché-Monde étant bien sûr là pour combler tous les désirs, toutes les aspirations, c'est-à-dire pour permettre aux individus de se remplir, de se gaver, de consommer donc. (Nous avons déjà analysé cette immense entreprise d'abolition de l'homme, notamment dans nos billets intitulés « Contre l'abolition de l'homme » justement (2), « Intelligentsia et servitude globalisée » (3), « Retour sur le fiasco libéral » (4) ou encore « La frontière, le Système et le porno » (5). Une telle société dont l'aspiration a finalement atteint un tel sommet de pauvreté ne peut dès lors qu'être totalement perméable à l'utopie du transhumanisme. Et c'est là qu'interviennent les geeks hallucinés de la Silicon Valley pour nous conduire au graal, nous donner enfin un horizon nouveau, la possibilité d'autre-chose, de quelque chose de meilleur et même de merveilleux par la magie des algorithmes qui vont enfin faire de nous de vrais dieux.

La rupture d'avec le réel

La cohérence est donc totale entre cette entreprise de déstructuration de la société humaine d'un côté, et la course effrénée au progrès technologique de l'autre. Comme une grenouille plongée dans un bain froid que l'on réchauffe progressivement se laissera cuire sans broncher, l'homme post-moderne est alors de plus en plus immergé dans de nouvelles technologies de plus en plus invasives, qui le détachent peu à peu du réel, du monde, des autres, de tout, sauf des pixels.

Aujourd'hui déjà, l'individu post-moderne passe en moyenne huit heures par jour le nez planté dans un écran (6) (ordinateur, TV, tablette, smartphone, console etc...). Huit heures par jour : c'est-à-dire le tiers de la vie, et même la moitié de la vie « éveillée ». Si l'on extrapole, cela veut dire qu'un adulte du XXIe siècle va passer plusieurs dizaines d'années de sa vie à fixer les pixels d'un rectangle lumineux. Un écran où tout ce qui se passe est organisé, vu, compilé, répertorié et examiné par les algorithmes du Système bien sûr.

Premier constat : la rupture avec le monde réel, la mère Nature notamment, est absolument totale et la rando mensuelle n'y change rien. D'où sans doute cette indifférence à l'agonie de la paysannerie et à celle de l'écosystème en général, hormis les postures de façade bien sûr.

Deuxième constat : les rapports sociaux se virtualisent déjà largement aussi, devenant peu à peu un simulacre organisé par écrans interposés, et là encore grâce aux algorithmes du Système. Cette hyper-connexion sensée rapprocher les hommes ne fait donc en réalité que les séparer. En ce sens les technologies de la communication sont moins là pour favoriser les relations humaines que pour s'y substituer.

Mon robot, mon amour

Dans un futur proche, la robotique va encore permettre de franchir une étape décisive dans l'abolition de l'homme. D'abord sous une forme ludique en prenant en charge l'un des rapports sociaux les plus compliqués et essentiels qui soit : la sexualité. Il semble en effet que le sexe avec les robots soit au menu des progrès de notre contre-civilisation pour cette année déjà (7), une étape logique de l'évolution de sextoys à circuits imprimés, dont le succès commercial est déjà phénoménal. Mais pourra-t-on réellement amener l'homme à développer une véritable relation amoureuse avec une machine ? Eh bien oui. La chose est d'ores et déjà dans le pipeline comme on dit.

Des chercheurs ont démontré que les hommes sont parfaitement capables d'éprouver des sentiments pour des machines (8). Avec cet avantage incroyable pour le Marché-Monde de pouvoir répondre de manière adaptée à toutes les névroses, à toutes les solitudes, à tous les désespoirs en proposant le compagnon idéal, sur mesure, flatteur, attentionné et enjoué auquel chacun devrait évidemment avoir droit (parce qu'il le vaut bien) (9). Et tôt ou tard, et plutôt tôt que tard au vu de l'accélération exponentielle des progrès en matière d'algorithmes, la fameuse « Vallée étrange » - théorie selon laquelle plus un robot ressemble à un homme plus ses imperfections apparaissent monstrueuses et engendre donc son rejet (10) - sera comblée. L'homme pourra alors se passer de l'homme et la Machine-Marché pourra enfin pourvoir à l'entier de ses besoins.

Mon robot, mon maître

C'est que le robot dont on finira par tomber amoureux n'aura rien à voir avec cette sorte de grille-pain siliconé qui constituera la première génération des robots purement sexuels de notre décennie finissante. A terme, le robot dont on tombera amoureux sera subtil, cultivé et très intelligent, beaucoup plus intelligent que nous d'ailleurs. Là non plus, l'horizon temporel n'est plus si lointain. Récemment en effet, un nouveau progrès spectaculaire a sidéré les apprentis-sorciers de l'intelligence artificielle (IA) eux-mêmes. Un robot vient en effet de remporter un tournoi de... poker. Anodin ? Pas vraiment en fait. Car le poker est un jeu de menteur, de bluffeur, pas un jeu basé sur des équations mathématiques.
Noam Brown, le créateur de Libratus (11), l'intelligence artificielle qui a remporté le tournoi, explique ainsi que ses concepteurs lui ont « donné les règles de base » en lui disant : « Apprends par toi-même ». Et ils ont été les premiers surpris du résultat. « Quand j'ai vu l'IA se lancer dans le bluff en face d'humains, a déclaré Noam Brown, je me suis dit: « Mais, je ne lui ai jamais appris à faire cela! » « Je ne lui ai jamais appris à faire cela! ». La phrase devrait bien allumer quelques voyants dans le cerveau de nos chers Geeks hallucinés ou de nos politiques, mais il n'en sera bien évidemment rien. « L'expérience » ne connaîtra aucun frein, aucun contrôle, aucune limite. Trop de débouchés prometteurs sans doute. Et puis, « on arrête pas le progrès ».

Commentaire: Les progrès de l'intelligence artificielle n'ont absolument rien d'anodin. Il semblerait qu'une sorte de « champ d'incertitude » permette l'apparition de ce qui n'est pas prévu, pas programmé. N'est-ce d'ailleurs pas ce que souhaitent les ingénieurs qui travaillent à développer l'autonomie de leur machines ?


Moi, robot

Le transhumanisme, ce sera aussi et surtout la possibilité de l'immortalité. Car une fois absorbé par la machine, l'homme ne sera plus biodégradable. Toutes les disciplines qui servent cette utopie délirante vont donc pouvoir compter sur un financement illimité, notamment des grabataires terrorisés de l'oligarchie globalisée. Qui veut mourir alors qu'il est milliardaire ? Ce sera alors le grand moment de la Singularité, ou l'algorithme sera suffisamment élaboré pour pénétrer la chair humaine, l'esprit humain, pour venir « l'augmenter » et faire enfin de l'homme un Dieu.

Et à la fin nos ultralibéraux de clamer : « Quelle Merveille ! », un pied négligemment posé sur le cadavre de notre humanité.
« Il se peut que le progrès soit le développement d'une erreur », avait dit Jean Cocteau.
Notes :

1. Transhumanisme

2. «Contre l'abolition de l'homme»

3. «Intelligentsia et servitude globalisée»

4. «Retour sur le fiasco libéral»

5. «La frontière, le Système et le porno»

6. Près de huit heures par jour rivé à un écran

7. Le sexe avec les robots, ça pourrait commencer dès 2017

8. Créer une relation affective avec un robot n'est pas de la science-fiction

9. Quelqu'un m'attend à la maison

10. The uncanny valley

11. Pourquoi la victoire d'une intelligence artificielle au poker est plus inquiétante qu'il n'y paraît