Dieu en tant que source de l'Imaginaire : l'Image et l'Imaginateur dans le soufisme d'Ibn 'Arabî.
Eugenio Cisterna, détail de la mosaïque La Pentecôte
Eugenio Cisterna, détail de la mosaïque La Pentecôte — 1903
Basilique Notre-Dame du Rosaire de Lourdes
Michel-Ange, détail de La Création d'Adam
Michel-Ange, détail de La Création d'Adam — 1508 - 1512
L'Homme de Vitruve, Léonard de Vinci
Léonard de Vinci, L'Homme de Vitruve — Vers 1490
Eugenio Cisterna, La Pentecôte
© Gérard, CC BY-SA 4.0, Wikimedia CommonsEugenio Cisterna, La Pentecôte — 1903
Mosaïque de la basilique Notre-Dame du Rosaire de Lourdes

Introduction —
Ibn 'Arabî et la mystique de l'Islam

Ibn ‘Arabî
Selon le professeur Henry Corbin, l'un des plus prolifiques spécialistes du mysticisme de l'Islam du XXe siècle, Ibn 'Arabî (1165-1240) était
« un génie spirituel qui était non seulement l'un des plus grands maîtres du soufisme dans l'Islam, mais aussi l'un des grands mystiques de tous les temps. »
L'Imagination (khayâl), comme l'a montré Corbin, joue un rôle majeur dans les écrits d'Ibn 'Arabî. Dans les Openings [Ouvertures - NT], par exemple, Ibn 'Arabî dit à ce sujet :
« Après la connaissance des noms divins et de la révélation de soi et de son omniprésence, aucun pilier de la connaissance n'est plus complet. »
Ibn 'Arabî critique fréquemment les philosophes et les théologiens pour leur incapacité à reconnaître sa signification cognitive. Selon lui, « aql » ou raison, un mot qui dérive de la même racine que « iqâl » ou entrave, ne peut que délimiter, définir et analyser. La raison perçoit la différence et la distinction, et saisit rapidement la transcendance et l'incomparabilité divines.

En revanche, une « imagination » correctement disciplinée a la capacité de percevoir l'auto-divulgation de Dieu dans les Trois Livres de la création. Comme le fait remarquer Ibn 'Arabî, lorsque Dieu parle — et il parle parce que le Réel Infini ne peut qu'afficher ses qualités et ses caractéristiques — il verbalise trois principes, dont chacun est composé de symboles/versets : l'univers perceptible par les sens, l'univers qui peut être appréhendé par la pure Perception intellectuelle, et — existant entre les deux — un monde intermédiaire, le monde des Idées-Images, des figures archétypales, des substances subtiles, de la « matière immatérielle ». Le monde de l'Imagination.

Le langage symbolique et mythique de l'écriture, tout comme les révélations du Soi en perpétuelles évolutions et toujours renouvelées que sont le cosmos et l'âme, ne peut pas être interprété en dehors des limites de la raison. Ce que Corbin appelle « l'imagination créatrice » (un terme qui n'a pas d'équivalent exact dans le vocabulaire d'Ibn 'Arabî) doit compléter la perception rationnelle.

Le Maître et son Émissaire
Le Maître et son Émissaire — Le cerveau divisé et la création du monde occidental [non traduit en français - NdT]
Poussées de croissance alternées des hémisphères cérébraux droit et gauche pendant l'enfance.
Poussées de croissance alternées des hémisphères cérébraux droit et gauche pendant l'enfance.
left right brain thinking
Hémisphère GAUCHE
Je suis le cerveau gauche. Je suis un scientifique. Un mathématicien. J'aime ce qui est familier. Je catégorise. Je suis précis. Linéaire. Analytique. Stratégique. Je suis pratique. Toujours en contrôle. Un maître des mots et des langues. Réaliste. Je calcule des équations et je joue avec les chiffres. Je suis l'ordre. Je suis la logique. Je sais exactement qui je suis.

Hémisphère DROIT
Je suis le cerveau droit. Je suis la créativité. Un esprit libre. Je suis la passion. L'envie. La sensualité. Je suis le son d'un rire rugissant. Je suis le goût. La sensation du sable sous les pieds nus. Je suis le mouvement. Des couleurs vives. Je suis l'envie de peindre sur une toile vierge. Je suis l'imagination débordante. L'art. La poésie. Je sens. Je ressens. Je suis tout ce que je voulais être.
spiritually discerned
« 'aql' ou raison, un mot qui dérive de la même racine que 'iqâl' ou entrave, ne peut que délimiter, définir et analyser. La raison perçoit la différence et la distinction, et saisit rapidement la transcendance et l'incomparabilité divines. »

L'hémisphère gauche, rationnel et analytique, ne comprend pas l'hémisphère droit imaginatif et holistique, lequel le comprend et le contient.

« L'homme naturel ne comprend pas les choses de l'Esprit de Dieu ; pas plus qu'il ne peut les connaître, puisque les discerner découle d'un acte spirituel » (1 Corinthiens 2:14).
En termes coraniques, le lieu de la conscience et de sa compréhension est le cœur (qalb), un mot qui a le sens verbal de fluctuation et de transmutation (taqallub). Selon Ibn 'Arabî, le cœur a deux yeux, la raison et l'imagination, et la domination de l'un ou l'autre déforme la perception et la conscience.

La voie rationnelle des philosophes et des théologiens doit être complétée par l'intuition mystique des soufis, le « dévoilement » (kashf) qui permet une vision imaginative — et non « imaginaire ». Le cœur, qui est en soi une conscience unitaire, doit s'accorder à sa propre fluctuation, voyant à un moment donné l'incomparabilité de Dieu avec l'œil de la raison, puis sa similitude avec l'œil de l'imagination. Ses deux visions sont préfigurées dans les deux noms primaires de l'Écriture, al-qur'ân, « ce qui rassemble », et al-furqân, « ce qui différencie ».

Ces deux notions délimitent les contours de l'ontologie et de l'épistémologie. Le premier fait allusion à l'unicité unifiante de l'Être (perçue par l'imagination), et le second à la multiplicité différenciatrice de la connaissance et du discernement (perçue par la raison). Le Réel, comme Ibn 'Arabî le dit souvent, est l'Un/le Multiple (al-wâhid al-kathîr), c'est-à-dire, Un dans l'Essence et multiple dans les noms, les noms étant les principes de toute multiplicité, limitation et définition. En effet, avec l'œil de l'Imagination, le cœur voit l'Être présent en toute chose, et avec l'œil de la raison, il discerne sa transcendance et la diversité des visages divins.

Le Livre d'Urizen, William Blake — 1794
William Blake, Le Livre d'Urizen — 1794

Dans l'image de couverture du livre de William Blake, Urizen tient dans sa main gauche une plume pour écrire dans son livre (rationalisation, précision, loi) ; dans sa main gauche, il tient un pinceau de graveur ou d'artiste pour l'illustrer (imagination). Dans certaines copies de l'image, Blake a écrit au-dessus de celle-ci « Quelle est la voie ? La droite ou la gauche ? ».
Note du traducteur : William Blake était poète mais aussi peintre, ce qui lui permit de transcender le lyrisme de ses œuvres par l'image. Le Premier Livre d'Urizen est par là-même un petit bijou de littérature. La force du texte et la mise en page unique ne cessent d'attirer les collectionneurs, bien que de son vivant, William Blake ait été pauvre et son œuvre non reconnu. Cet ouvrage est l'un de ses principaux livres prophétiques, illustré par ses propres plaques de gravure. L'œuvre tire son nom du personnage Urizen issu de la mythologie que Blake a lui-même créé qui représente la raison aliénée comme source d'oppression.
Quand Ibn 'Arabî parle de l'Imagination comme étant l'un des deux yeux du cœur, il utilise le langage que les philosophes ont établi pour parler des facultés de l'âme. Comme les philosophes, Ibn 'Arabî considère l'âme humaine comme un potentiel illimité et comprend que le but de la vie réside dans l'actualisation de ce potentiel. Mais il s'intéresse davantage au statut ontologique de l'Imagination, sur lequel les premiers philosophes se sont très peu prononcés.

L'usage qu'il fait ici de khayâl est conforme à son sens courant, plus proche de l'« image » que de l'« imagination ». Il était employé pour désigner les images de miroir, les ombres, les épouvantails, et tout ce qui apparaît dans les rêves et les visions ; en ce sens, il est synonyme du terme mithâl, souvent préféré par les auteurs ultérieurs. Ibn 'Arabî souligne qu'une image réunit deux côtés et les unit en un seul ; elle est à la fois identique et différente des deux.

Une image dans un miroir est à la fois le miroir et l'objet qu'il reflète, ou bien elle n'est ni le miroir ni l'objet. Un rêve est à la fois l'âme et ce qui est vu, ou bien il n'est ni l'âme ni ce qui est vu. Par nature, les images sont/ne sont pas. Dans l'œil de la raison, une notion est soit vraie, soit fausse. L'Imagination perçoit les notions comme des images et reconnaît qu'elles sont simultanément vraies et fausses, ou ni vraies ni fausses. Les implications pour l'ontologie deviennent claires lorsque nous examinons les trois « mondes de l'Imagination » [l'univers perceptible par les sens, l'univers qui peut être appréhendé par la pure Perception intellectuelle, et le monde de l'Imagination - NdT].

Image miroir
« Une image miroir est à la fois le miroir et l'objet qu'il reflète. »
Préface de Harold Bloom : Le Dieu personnel et impersonnel

Pourquoi prier le Dieu Étranger ? Il est tellement éloigné de notre néant cosmologique qu'il ne pourrait jamais nous entendre. Nous pourrions vouloir prier pour lui, mais à qui ? Quant à croire qu'il existe : nous n'avons pas de terme pour désigner son errance dans les espaces lointains, donc l'existence ne s'applique pas. Ce qui importe le plus est nécessairement soit trop loin en dehors de nous, soit trop loin en nous pour être disponible, même si notre disponibilité était totale.

À quoi sert la gnose, si elle est à ce point élitiste ? Puisque les alternatives sont des troubles de la volonté et de l'intellect, pourquoi invoquer le critère de l'utilité ? Les prières sont une forme littéraire plus intéressante que les credo, mais même la plus impressionnante des prières ne nous changera pas, et encore moins ne changera Dieu.

Et presque toutes les prières s'adressent de toute façon aux archontes, les anges qui ont fait ce monde et l'ont défiguré, et que nous adorons, nous avait averti William Blake, comme Jésus et Jéhovah, des noms divins appliqués à tort à nos gardiens de prison. Les Accusateurs qui sont les dieux de ce monde ont remporté toutes les victoires, et ils continueront à triompher de nous. L'histoire est toujours de leur côté, car ils sont l'histoire.

les anges qui font et défont ce monde
« les anges qui ont fait ce monde et l'ont défiguré, et que nous adorons, nous avait averti William Blake, comme Jésus et Jéhovah, des noms divins appliqués à tort à nos gardiens de prison. »
Introduction : La nature de l'Imagination

Il ne s'agit pas ici de l'imagination au sens habituel du terme : ni de la fantaisie, profane ou autre, ni de l'organe qui produit des chimères identifiées à l'irréel ; ni même de ce que nous considérons exactement comme l'organe de la création esthétique. Nous parlerons d'une fonction absolument fondamentale, corrélée à un univers qui lui est propre, un univers doté d'une existence parfaitement « objective » et perçu précisément à travers l'Imagination.

Aujourd'hui, avec l'aide de la phénoménologie, nous sommes en mesure d'examiner la manière dont l'homme fait l'expérience de son rapport au monde sans réduire les données objectives de cette expérience aux données de la perception des sens ni limiter aux seules opérations de l'entendement rationnel le champ de la connaissance véritable et significative. Libérés d'une ancienne impasse, nous avons appris à enregistrer et à utiliser les intentions implicites dans tous les actes de conscience ou de trans-conscience.

Henry Corbin
Henry Corbin
Dire que l'Imagination — ou l'amour, ou la sympathie, ou tout autre sentiment — induit la connaissance, et la connaissance d'un « objet » qui lui est propre, n'est plus un paradoxe. Pourtant, une fois admise la pleine valeur noétique de l'Imagination, il conviendra peut-être de libérer les intentions de l'Imagination de la parenthèse dans laquelle les enferme une interprétation purement phénoménologique, si l'on veut, sans crainte ni malentendu, rapporter la fonction imaginative à la vision du monde proposée par les Spiritualistes à la compagnie desquels la présente étude nous convie.

Le Monde intermédiaire des Archétypes ou « Images »


Pour eux, le monde est « objectivement » et réellement triple : entre l'univers appréhendable par la pure perception intellectuelle — l'univers des Intelligences angéliques — et l'univers perceptible par les sens, il existe un monde intermédiaire, le monde des Idées-Images, des figures archétypales, des substances subtiles, de la « matière immatérielle ». Ce monde est aussi réel et objectif, aussi consistant et concret que le monde intelligible et sensible ; c'est un univers intermédiaire « dans lequel le spirituel prend corps et le corps devient spirituel », un monde constitué de matière réelle et d'extension réelle, bien qu'en comparaison de la matière sensible et corruptible, celles-ci soient subtiles et immatérielles.

L'organe de cet univers est l'Imagination active ; c'est le lieu des visions théophaniques, la scène sur laquelle les événements visionnaires et les histoires symboliques apparaissent dans leur véritable réalité.

Citation William Blake
Aux yeux de l'homme d'imagination, la nature est en elle-même imagination.
Citation Ibn' Arabi
L'ensemble de l'existence est imagination dans l'imagination, tandis que l'Être véritable est uniquement Dieu.
Citation Wallace Stevens
Dieu et l'imagination sont une seule et même chose.
Nous tenterons de montrer dans quelle mesure cette Imagination est créatrice : parce qu'elle est en essence Imagination active et parce que son activité la définit de manière intrinsèque comme une Imagination théophanique. Elle assume une fonction sans pareille, si peu conforme à la vision inoffensive ou péjorative que l'on a communément de l'« imagination », que l'on aurait pu préférer désigner cette Imagination par un néologisme et employer parfois le terme Imaginateur.
Note du traducteur : Le terme utilisé en anglais est « Imaginatrix » ; la meilleure traduction serait « Imaginatrice », bien que ce mot ne soit pas reconnu en français. Par contre, son pendant masculin existe : « Imaginateur ». Même si « Imagina-trice » serait une traduction plus exacte de « Imagina-trix », nous avons pris le parti ici d'utiliser le mot Imaginateur.
L'Avicennisme l'identifie à l'Esprit Saint, c'est-à-dire à l'Ange Gabriel comme Ange de la Connaissance et de la Révélation
Note du traducteur : L'Avicennisme est l'ensemble des doctrines philosophiques ou théologiques qui se réclament d'Avicenne, Abou Ali Ibn Sina en persan, prince des médecins et philosophe perse, né en 980 et mort en 1037, qui le premier produira la première huile essentielle pure. Il est l'auteur d'ouvrages de référence en médecine et en philosophie, ainsi que de sciences qui leur sont voisines, comme l'astronomie, l'alchimie, et la psychologie rédigés en arabe classique.
L'Imagination en tant qu'Esprit Saint.
L'Imagination en tant qu'Esprit Saint. D'où l'Annonciation de Gabriel, en tant que médium ou image de l'imagination, à Marie, annonçant l'incarnation d'une sorte d'archétype ou d'image nouvelle ou plus radicale : « le fondement même de la philosophie prophétique ».
Allégorie vs. Imagination

Il nous faut ici rappeler la distinction, fondamentale pour nous, entre allégorie et symbole ; l'allégorie est une opération rationnelle, qui n'implique aucun passage à un nouveau plan d'existence ou à une nouvelle profondeur de conscience ; elle est une figuration, à un niveau de conscience identique, de ce qui pourrait très bien être connu d'une manière différente.

Le symbole annonce un plan de conscience distinct de celui de l'évidence rationnelle ; c'est le « code secret » d'un mystère, le seul moyen de dire quelque chose qui ne peut être appréhendé autrement ; un symbole n'est jamais « expliqué » une fois pour toutes, mais doit être déchiffré sans cesse, tout comme une partition musicale n'est jamais déchiffrée une fois pour toutes, mais appelle une exécution toujours nouvelle.

Blake, A Vision of the Last Judgement
William Blake, A Vision of the Last Judgement — 1808

« Le Jugement dernier n'est pas une fable, ni une allégorie, mais une vision. La fable, ou l'allégorie, est un genre de poésie totalement distinct et de rang inférieur. La vision, ou l'Imagination, est une représentation de ce qui existe réellement, vraiment et immuablement. La fable, ou allégorie, est formée par les filles de la Mémoire. L'allégorie et la vision doivent être comprises comme deux choses distinctes, et appelées ainsi pour le bien de la vie éternelle ».
« Le 'code secret' d'un mystère », ou Elohim créant Adam de William Blake
William Blake, Elohim créant Adam — 1795, ou « Le 'code secret' d'un mystère »
Blake, A Vision of the Last Judgment
William Blake, A Vision of the Last Judgement — 1808

« Si le spectateur pouvait entrer dans ces images au sein de son imagination, s'en approchant sur le char ardent de sa pensée contemplative ; s'il pouvait entrer dans l'arc-en-ciel de Noé, se faire l'ami et le compagnon d'une de ces images de merveille, qui le supplient toujours de quitter les choses mortelles (comme il doit le savoir), alors il se lèverait de son sépulcre, alors il rencontrerait le Seigneur dans le ciel, et alors il serait heureux. »
L'Imagination active et le Buisson ardent

L'angéologie avicennienne constitue le fondement du monde intermédiaire de l'Imagination pure ; elle a rendu possible la psychologie prophétique sur laquelle repose l'esprit de l'exégèse symbolique, la compréhension spirituelle des Révélations, bref, le ta'wīl qui fut également fondamental pour le soufisme et le chiisme — étymologiquement le « retour » d'une chose à son principe, d'un symbole à ce qu'il symbolise. Le ta'wīl présuppose une floraison de symboles et donc l'Imagination active, l'organe qui à la fois produit des symboles et les appréhende.

Islamic life and thought
Traduction : VIE ET PENSÉE de L'ISLAM

possède un aspect exotérique (ẓāhir) et un aspect exotérique (bāṭin) et le processus de relais doit partir de l'exotérique pour atteindre finalement l'ésotérique. Ce processus est appelé ta'wīl ou interprétation herméneutique, qui est appliqué par les chiites, et aussi dans le soufisme, au Saint Coran afin d'en découvrir le sens profond. Seules la prophétie et la révélation peuvent permettre à l'homme de faire ce voyage de l'extérieur vers l'intérieur, d'accomplir ce ta'wīl qui signifie aussi une transformation personnelle de l'homme extérieur vers l'homme intérieur.
La conviction qu'à tout ce qui est apparent, littéral, extérieur, exotérique (ẓāhir) correspond quelque chose de caché, de spirituel, d'intérieur, d'ésotérique (bāṭin) est le principe scripturaire qui est au fondement même du chiisme en tant que phénomène religieux. C'est le postulat central de l'ésotérisme et de l'herméneutique ésotérique (ta'wīl).

L'Imagination active guide, anticipe, façonne la perception des sens ; c'est pour cette raison qu'elle transmue les données sensorielles en symboles. Le Buisson ardent n'est qu'un feu de broussailles s'il est simplement perçu par les organes sensoriels. Pour que Moïse puisse percevoir le Buisson ardent et entendre la Voix qui l'appelle « du côté droit de la vallée » — en bref, pour que survienne une théophanie — il faut un organe de perception trans-sensorielle.

pour que survienne une théophanie, il faut un organe de perception trans-sensorielle.
« pour que survienne une théophanie, il faut un organe de perception trans-sensorielle. »
Puisque l'Imagination est l'organe de la perception théophanique, elle est aussi l'organe de l'herméneutique prophétique, étant donné sa capacité permanente à transformer les données sensorielles en symboles et les événements extérieurs en histoires symboliques.

L'anecdote suivante que nous devons à Semnani, le grand soufi iranien, illustre parfaitement notre propos :
Jésus dormait avec une brique comme oreiller. Le démon maudit vint et s'arrêta à son chevet. Quand Jésus sentit que le maudit était présent, il se réveilla et dit :
— Pourquoi es-tu venu à moi, maudit ?
— Je suis venu chercher mes affaires.
— Et quelles sont tes affaires ici ?
— Cette brique sur laquelle tu poses ta tête.
Alors Jésus (Ruh Allah, Spiritus Dei) saisit la brique et la lui jeta au visage.
détail l'Echelle de Jacob, William Blake
William Blake, détail de L'Échelle de Jacob — 1806
Nommer Dieu

Ainsi, le vrai nom de la Divinité, celui qui exprime ses profondeurs cachées, n'est pas l'Infini et le Tout-Puissant de nos théodicées rationnelles. Rien ne peut mieux témoigner du sentiment d'un « Dieu pathétique », qui n'est pas moins authentique que celui que révèle comme nous l'avons vu plus haut une phénoménologie de la religion prophétique.
Note du traducteur : La théodicée est un mot créé par Leibnitz qui définit la partie de la théologie qui traite de l'existence et des attributs de Dieu. Voir la lexicographie sur CNRTL.
Nous sommes ici au cœur d'une gnose mystique, et c'est la raison pour laquelle nous avons refusé de nous laisser enfermer dans l'opposition susmentionnée. Pour la gnose ismaélienne, la divinité suprême ne peut être connue ni même nommée comme « Dieu » ; Al-Lah est un nom qui est effectivement donné à l'être créé, le Très-Proche et sacro-saint Archange, le Protokistos ou Archange-Logos. Ce Nom exprime alors la tristesse, la nostalgie aspirant éternellement à connaître le Principe qui l'initie éternellement : la nostalgie du Dieu révélé c'est-à-dire révélé pour l'homme aspirant à être à nouveau au-delà de Son être révélé.

Cette faculté médiatrice est l'Imagination active ou créatrice qu'Ibn 'Arabî désigne comme « Présence » ou « Dignité imaginative » (Hadrat khayallya). Peut-être avons-nous besoin d'un néologisme pour préserver le sens de cette « Dignité » et éviter toute confusion avec l'acceptation actuelle du mot « imaginatif ». Nous pourrions parler d'un Imaginateur.

Ange de la Présence Divine amenant Eve à Adam, William Blake
William Blake, Ange de la Présence Divine amenant Eve à Adam — 1803

« Cette Forme peut être une figure sensible que l'Imagination transmute
en une figure théophanique. »

Le vrai Dieu n'est pas celui que l'on peut « connaître » avec l'esprit rationnel, mais seulement avec le cœur intuitif — un Dieu de « pathos », de sympathie. Tout comme l'hémisphère gauche contrôle le côté droit du corps, y compris la main droite qui manipule, l'hémisphère droit contrôle le côté gauche, y compris le cœur qui ressent.
Ici, l'aspect spirituel, l'Esprit, doit se manifester sous une forme physique ; cette forme peut être une figure sensible que l'Imagination transmute en une figure théophanique, ou bien il peut s'agir d'une « forme qui apparaît » et s'avère perceptible par l'imagination spontanée sans la médiation d'une forme sensible à l'instant de la contemplation.

Ainsi, l'expérience de l'amour mystique, qui est une conjonction — « conspiration » — du spirituel et du physique, implique cette Énergie imaginative, ou Imagination créatrice, dont la théorie joue un si grand rôle dans l'expérience visionnaire d'Ibn 'Arabî. Organe de la transmutation du sensible, elle a le pouvoir de manifester la « fonction angélique des êtres ». Ce faisant, elle opère un double mouvement : d'une part, elle fait descendre les réalités spirituelles invisibles jusqu'à la réalité de l'Image — mais pas au-delà, car pour nos auteurs les lmaginalia sont le maximum de condensation « matérielle » compatible avec les réalités spirituelles ; d'autre part, elle accomplit la seule forme possible d'assimilation (taskbrk) entre Créateur et créature.

Et par ailleurs, l'image elle-même, bien que distincte du monde sensible, ne lui est pas étrangère, en ce que l'Imagination transmute le monde sensible en l'élevant à sa propre modalité subtile et incorruptible. Ce double mouvement, qui est à la fois une descente du divin et une élévation du sensible, correspond à ce que Ibn 'Arabî désigne ailleurs étymologiquement comme une « condescendance » [aux sens d'obligeance, de prévenance - NdT] (munazala). L'Imagination est le lieu de la rencontre par laquelle le supra-sensoriel-divin et le sensible « descendent » en une seule et même « demeure ».

« Ce double mouvement est à la fois une descente du divin et une élévation du sensible. »
William Blake, L'Échelle de Jacob — 1806

« Ce double mouvement est à la fois une descente du divin et une élévation du sensible. »
C'est donc l'Imagination active qui met en sympathie l'invisible et le visible, le spirituel et le physique. C'est l'Imagination active qui permet, comme le déclare notre Cheikh,
« d'aimer un être du monde sensible, en qui nous aimons la manifestation du Bien-Aimé divin ; car nous spiritualisons cet être en l'élevant — de la forme sensible — au rang d'Image incorruptible (c'est-à-dire au rang d'Image théophanique), en l'investissant d'une beauté supérieure à celle qui était la sienne, et en le revêtant d'une présence telle qu'il ne peut ni la perdre ni s'en défaire, de sorte que le mystique ne cesse jamais d'être uni au Bien-Aimé. »
Ainsi, le degré de l'expérience spirituelle dépend du degré de réalité investi dans l'Image, et inversement, c'est dans cette Image que le mystique contemple en acte la pleine perfection du Bien-Aimé et qu'il fait l'expérience de Sa présence en lui-même. Sans cette « union imaginative » (ttisiil jl'l-ltkayal), sans la « transfiguration » qu'elle entraîne, l'union physique reste une simple illusion, une cause ou un symptôme de dérangement mental. La pure « contemplation imaginative » (muskakadat ltkayallya), en revanche, peut atteindre une telle intensité que toute présence matérielle et sensible ne ferait que l'abattre. Tel fut le célèbre cas de Majnun, et c'est là, dit Ibn 'Arabî, le phénomène le plus subtil de l'amour.

En effet, ce phénomène présuppose que le fedele d'amore [« fidèle d'Amour » en italien - NdT] ait compris que l'Image ne se situe pas à l'extérieur de lui, mais à l'intérieur de son être ; mieux encore, elle est son être même, la forme du Nom divin dont il a lui-même initié la présence en son sein en venant au monde. Et le cercle de la dialectique de l'amour se referme sur cette expérience fondamentale : « L'amour est plus proche de l'amant que sa veine jugulaire ». Cette proximité est si excessive qu'elle agit d'abord comme un voile. C'est pourquoi le novice inexpérimenté, bien que dominé par l'Image qui investit tout son être intérieur, va la chercher à l'extérieur de lui-même, dans une recherche désespérée qui le mène à explorer chacune des formes du monde sensible, jusqu'à ce qu'il retourne au sanctuaire de son âme et perçoive que le véritable Aimé se situe au plus profond de son propre être ; et, à partir de ce moment, il n'aura de cesse de chercher l'Aimé seulement à travers l'Aimé.

Mystiques soufi
« C'est dans cette Image que le mystique contemple in actu la pleine perfection du Bien-Aimé et qu'il expérimente Sa présence en lui-même. » La remarquable amitié entre le poète soufi Rumi et son mentor spirituel Shams-i Tabrīzī illustre magnifiquement le processus décrit par Ibn 'Arabî.
Dans cette Quête comme dans ce Retour, le motif agissant en lui reste l'Image intérieure de la Beauté irréelle, vestige de la contrepartie transcendante ou céleste de son être : c'est cette Image qui lui fait reconnaître toute figure concrète qui lui ressemble, car avant même qu'il en ait conscience, l'Image l'a investi de sa fonction théophanique. C'est pourquoi, comme le dit Ibn 'Arabî, il est tout aussi vrai de dire que l'Aimé est à la fois en lui-même et en dehors de lui-même, que son cœur est dans l'être aimé ou que l'être aimé est dans son cœur.

Cette réversibilité ne fait qu'exprimer l'expérience du « secret de la suzeraineté divine » (sirr al-rubublya), ce secret qui est « tu », de sorte que le service divin du fedele d'amore consiste en sa devotio sympathetica, c'est-à-dire en la « justification » par tout son être de l'investiture théophanique qu'il confère à une forme visible. C'est pourquoi la qualité et la fidélité de l'amant mystique sont subordonnées à son « pouvoir imaginatif », car comme le dit Ibn 'Arabî :
« L'Amant divin est esprit sans corps ; l'amant purement physique est corps sans esprit ; l'amant spirituel (c'est-à-dire l'amant mystique) possède esprit et corps. »
La Caverne de Platon
La Caverne de Platon
La beauté filtrée vers le bas
« Dans cette Quête comme dans ce Retour, le sujet actif en lui reste l'image intérieure de la Beauté irréelle, vestige de la contrepartie transcendante ou céleste de son être ».

Le même processus que décrit Ibn 'Arabî a également été repris par le philosophe Platon dans sa théorie des Formes, avec le passage de l'incarnation particulière à la Forme idéale. Malheureusement, la nature déjà hyper-rationalisante de la philosophie grecque avait mal compris ce processus qui s'éloigne du corps et mène à l'abstraction, plutôt qu'un processus qui mène à l'intérieur, au sein du cœur, dans l'imagination elle-même.

« Dans votre propre Sein, vous portez votre Ciel et votre Terre, et tout ce que vous voyez, même s'il apparaît à l'Extérieur, est à l'Intérieur de/dans votre Imagination et ce monde de la mortalité en est seulement l'ombre. » (Blake).
L'Image et le Magique
« La notion de l'imagination, intermédiaire magique entre la pensée et l'être, incarnation de la pensée dans l'image et présence de l'image dans l'être, est une conception de la plus haute importance, qui joue un rôle de premier plan dans la philosophie de la Renaissance et que nous retrouvons dans la philosophie du Romantisme. »

~ Alexandre Koyré
Cette remarque, faite par l'un de nos meilleurs interprètes des doctrines de Boehme et de Paracelse, constitue la meilleure introduction possible à la notion de l'Imagination en tant que production magique d'une image, type et modèle même de l'action magique, ou de toute action en tant que telle, mais surtout de l'action créatrice ; et, d'autre part, à la notion de l'image comme corps (corps magique, corps mental), dans lequel s'incarnent la pensée et la volonté de l'âme.

Les doctrines de Boehme et de Paracelsus
Les doctrines de Boehme et de Paracelsus
Les mondes de l'Imagination
© Illustrations de Freher pour les œuvres de Jacob Behmen« Les doctrines de Boehme et de Paracelse constituent la meilleure introduction possible à la notion d'Imagination en tant que production magique d'une image. »

L'illustration dépeint la manière dont sont générés les trois « mondes de l'Imagination », les « trois livres » de l'auto-divulgation de Dieu, dont chacun est composé de signes/versets.
L'Imagination comme puissance magique créatrice qui, en donnant naissance au monde sensible, produit l'Esprit dans les formes et les couleurs ; le monde en tant que Magia divina « imaginé » par la divinité, c'est l'ancienne doctrine, caractérisée par la juxtaposition des mots Imago et Magia, que Novalis a redécouvert à travers Fichte.

Ainsi, tout dépendra du degré de réalité que l'on attribue à cet univers imaginé et, par là même, du pouvoir réel que l'on attribue à l'Imagination qui l'imagine ; mais ces deux questions dépendent à leur tour de l'idée que l'on se fait de la création et de l'acte créateur.

Paracelsus quote
Traduction : L'esprit est le maître, l'imagination l'outil, et le corps la matière malléable... Le pouvoir de l'imagination est le grand facteur de la médecine. Elle peut produire des maladies chez l'homme et chez les animaux, et elle peut les guérir... Les maladies du corps peuvent être guéries par des remèdes physiques ou par le pouvoir de l'esprit agissant à travers l'âme.

~ Paracelse
Le rêve d'Adam : La création de ce monde

Mais entre la théosophie d'Ibn 'Arabî et celle d'un théosophe de la Renaissance ou de l'école de Jacob Boehme, il existe des correspondances suffisamment frappantes pour motiver les études comparatives qui décrivent la situation respective de l'ésotérisme dans l'Islam et dans le Christianisme.

De part et d'autre, nous rencontrons l'idée que la Divinité possède le pouvoir de l'Imagination, et que c'est en l'imaginant que Dieu a créé l'univers ; qu'Il a puisé en Lui le dessin de cet univers, depuis les virtualités et les puissances éternelles de son propre Être ; qu'il existe entre l'univers du pur esprit et le monde sensible un monde intermédiaire qui est l'idée des « Idées-Images », comme disent les Soufis [ou « Formes-Pensées » chez les Gnostiques - NdT], le monde de la « sensibilité supra-sensorielle », du corps magique subtil, « le monde dans lequel les esprits sont matérialisés et les corps spiritualisés » ; que c'est le monde sur lequel règne l'Imagination ; que l'Imagination y produit des effets si réels qu'ils peuvent « modeler » le sujet imaginant, et que l'Imagination « moule » l'homme dans la forme — le corps mental — qu'il a imaginée.

La Création d'Ève William Blake
William Blake, La Création d'Ève — 1807

« ... le monde dans lequel les esprits sont matérialisés et les corps spiritualisés. »
D'une manière générale, nous constatons que le degré de réalité ainsi imputé à l'Image et la créativité imputée à l'Imagination correspondent à une notion de création sans rapport avec la doctrine théologique officielle, la doctrine de la creatio ex nihilo, qui est entrée d'une manière telle dans nos habitudes que nous avons tendance à la considérer comme la seule idée authentique de la création. Nous pourrions même aller jusqu'à nous demander s'il n'existe pas une corrélation nécessaire entre cette idée d'une creatio ex nihilo et la dégradation de l'Imagination ontologiquement créatrice et si, par conséquent, la dégénérescence de l'Imagination en une fantaisie productive uniquement d'imaginaire et d'irréel n'est pas la marque de notre monde laïcisé dont les fondements ont été posés par le monde religieux précédent, qui était précisément dominé par cette idée caractéristique de la Création.

L'idée initiale de la théosophie mystique d'Ibn 'Arabi et de toutes les théosophies qui lui sont liées repose sur le fait que la Création est par essence une théophanie (tajalll). En tant que telle, la création est un acte de la puissance imaginative divine : cette Imagination créatrice divine est par essence une Imagination théophanique. L'Imagination active chez les Gnostiques est également une Imagination théophanique ; les êtres qu'elle « crée » subsistent avec une existence indépendante sui generis [qui lui est propre - NdT] dans le monde intermédiaire qui appartient à ce mode d'existence.

Le Dieu qu'elle « crée », loin d'être un produit irréel de notre fantaisie, est également une théophanie, car l'Imagination active de l'homme n'est que l'organe de l'Imagination théophanique absolue (takkayyul mutlaq). La prière est une théophanie par excellence ; en tant que telle, elle est « créatrice » ; mais le Dieu auquel elle s'adresse parce qu'elle le « crée » est précisément le Dieu qui se révèle Lui-même à la prière dans cette Création, et cette Création, en ce moment, est l'une des théophanies dont le Sujet réel est la Divinité qui se révèle à Elle-même.

L'Image en tant que Voile

La Créature-Créateur, le Créateur qui ne produit pas Sa création à l'extérieur de Lui-même, mais s'habille en quelque sorte en Elle comme l'Apparence — et la transparence — sous laquelle Il se manifeste et se révèle d'abord à Lui-même, est désigné par plusieurs autres noms, comme le « Dieu imaginé », c'est-à-dire le Dieu « manifesté » par l'Imagination théophanique (al-Haqq al-mutakzayyal), le « Dieu créé au sein des différentes fois » (al-Haqq al-makluq fi'l-i'tiqadat).

Imagination théophanique
William Blake, planche 32 du livre Jerusalem The Emanation of The Giant Albion — 1920. Jerusalem raconte l'histoire de la chute d'Albion, l'incarnation par Blake de l'homme, de la Grande-Bretagne ou du monde occidental dans son ensemble [NdT].

« l'Apparence — et la transparence — sous laquelle Il se manifeste et se révèle d'abord à Lui-même »
À l'acte initial du Créateur imaginant le monde correspond la créature imaginant son monde, imaginant les mondes, son Dieu, ses symboles. Ou plutôt, ce sont les phases, les récurrences d'un seul et même processus éternel : Imagination réalisée au sein d'une Imagination (takhayyul fl takhayyul), une Imagination qui est récurrente comme — et parce que — la Création elle-même l'est. La même Imagination théophanique du Créateur qui a révélé les mondes, renouvelle la Création d'instant en instant au sein de l'être humain qu'Il a révélé comme Son image parfaite et qui, dans le miroir qu'est cette Image, se montre Celui dont il est l'image.

C'est la raison pour laquelle l'Imagination active de l'homme ne peut être une vaine fiction, puisque c'est cette même Imagination théophanique qui, dans et par l'être humain, continue à révéler ce qu'elle s'est à elle-même montrée d'abord en l'imaginant. Ainsi, la création ne signifie rien d'autre que la Manifestation (zuhur) du caché (bāṭin).


La double dimension des Êtres


L'opération imaginative initiale consiste à caractériser (ta'wīl) les réalités immatérielles et spirituelles sous des formes extérieures ou sensuelles, qui deviennent alors des « cryptogrammes » de ce qu'elles manifestent. Après cela, l'Imagination reste la force motrice du ta'wīl lequel représente l'ascension continue de l'âme.

En somme, parce qu'il y a Imagination, il y a ta'wīl ; parce qu'il y a ta'wīl, il y a symbolisme ; et parce qu'il y a symbolisme, les êtres ont deux dimensions. Cette appréhension réapparaît dans toutes les paires de termes qui caractérisent la théosophie d'Ibn 'Arabî : Créateur et créature (Haqq et Khalq), divinité et humanité (lahut et nasut), Seigneur et vassal (Rabb et 'Abd).

Chaque paire de termes caractérise une union pour laquelle nous avons proposé le terme unio sympathetica [union vibratoire - NdT]. L'union des deux termes de chaque paire constitue une coincidentia oppositorum [coïncidence des opposés - NdT], une simultanéité non pas de contraires mais d'opposés complémentaires, et nous avons vu plus haut qu'il s'agit de la fonction spécifique de l'Imagination active d'effectuer cette union qui, selon le grand soufi Abu Sarid al-Kharrllz, définit notre connaissance de la Divinité. Mais l'essentiel ici est que le mysterium coniunctionis [« mystère de la conjonction » au sens d'union, terme suggéré par Carl Jung pour désigner le mystère des paradoxes - NdT] qui unit les deux termes constitue une union théophanique (vue du point de vue du Créateur) ou une union théopathique (vue du point de vue de la créature) ; en aucun cas il ne s'agit d'une « union hypostatique » [une union hypostatique est l'union en une seule hypostase, ou en une seule personne, des deux natures, divine et humaine - NdT].

le mysterium coniunctionis qui unit les deux termes
« le mysterium coniunctionis qui unit les deux termes »
L'organe qui établit et perçoit cette coincidentia oppositorum, cette simultanéité des complémentaires déterminant la double dimension des êtres, est l'Imagination active de l'homme, que nous pouvons qualifier de créatrice dans la mesure où elle est, comme la Création elle-même, théophanique.

Sur ce point, je vous mets sur la voie d'un secret sublime, duquel il faut tirer un certain nombre de mystères divins, par exemple le secret du destin et le secret de la connaissance divine, et du fait que ce sont une seule et même science par laquelle le Créateur et la Créature sont connus. Ces idées sont strictement liées : lorsque vous créez, ce n'est pas vous qui créez, et c'est pourquoi votre création est vraie. Elle est vraie parce que chaque créature a une double dimension : le Créateur-créature est le symbole de la coincidentia oppositorum.

« Le Créateur-créature est le symbole de la coincidentia oppositorum. »
La science de l'Imagination

Dans un chapitre de son grand livre, Les Conquêtes (ou Révélations) spirituelles de La Mecque, Ibn 'Arabî expose une « science de l'Imagination » ('ilm al-khayal) et fournit un schéma des thèmes impliqués dans une telle science. L'organe de la prière est le cœur, l'organe psycho-spirituel, avec sa concentration d'énergie, ou son himma. Le rôle de la prière est partagé entre Dieu et l'homme, car la Création, comme la théophanie, est partagée entre Lui qui se montre à Lui-même (mutajalll) et celui à qui elle est montrée (mutajallalahu) ; la prière elle-même est un moment de la Création, sa récurrence par excellence (tajdld al-khalq).

Nous assistons et participons à tout un cérémonial de méditation, une psalmodie à deux voix alternées, l'une humaine, l'autre divine ; et cette psalmodie reconstitue perpétuellement, recrée (lrhalq jadld !) la solidarité et l'interdépendance du Créateur et de sa créature ; l'acte de théophanie primordiale se renouvelle à chaque instant dans cette psalmodie du Créateur et de la créature. Cela nous permettra de comprendre les validations que peuvent obtenir les gestes rituels de la Prière, de comprendre que la Prière est « créatrice » de vision, et de comprendre comment, parce qu'elle est créatrice de vision, elle est simultanément Prière de Dieu et Prière de l'homme. Nous pourrons alors obtenir une indication sur qui est la « Forme de Dieu » et quelle est sa nature, lorsqu'elle se montre au mystique qui célèbre cette liturgie intérieure.

Ondes cérébrales
« Nous assistons et participons à tout un cérémonial de la méditation, une psalmodie à deux voix alternées. »

Kurth et ses collègues (2015) ont utilisé la neuro-imagerie pour examiner l'impact de la méditation de pleine conscience et ont constaté qu'elle améliorait l'intégration des deux hémisphères et une plus grande inter-connectivité. Leurs recherches ont révélé une « altération de l'intégration inter-hémisphérique ». McGilchrist fait référence aux deux hémisphères en tant que « Maître » et « Émissaire », approfondissant encore cette notion de dialogue et d'intégration.
Traduction : Illustration — Avant et après la synchronisation des ondes cérébrales

Personne normale — Ondes cérébrales déséquilibrées avec une fonction faible. Sujet à l'anxiété, à la dépression et à une santé mentale affaiblie.

Après 15 minutes et après 25 minutes — La méditation peut équilibrer les deux hémisphères cérébraux, leur permettant de travailler en synchronisation. Quel est le résultat ? La communication neurologique des pensées et des réponses se multiplie, ce qui se traduit par un système plus performant et plus intégré, optimisant la santé mentale et émotionnelle.
Ainsi comprise et vécue, la Prière, parce qu'elle est un muniljat, un dialogue intime, implique à son apogée une théophanie mentale, qui peut atteindre différents degrés ; et si elle n'échoue pas, elle doit s'épanouir dans la vision contemplative.

Voici donc la manière dont Ibn 'Arabî commente les phases du service divin que constitue le dialogue, un dialogue intime qui prend pour « psaume » et fondement la récitation de la Fatiha. Il distingue trois moments successifs qui correspondent aux phases de ce que l'on peut appeler sa « méthode de prière », lesquelles nous offrent une bonne indication quant à la manière dont il mettait en pratique sa spiritualité. Tout d'abord, le fidèle doit se placer en compagnie de son Dieu et « converser » avec Lui. Dans un moment intermédiaire, l'orant, le fidèle en prière, doit imaginer (takhayyul) son Dieu comme présent dans sa Qibla, c'est-à-dire présent face à lui. Enfin, dans un troisième moment, le fidèle doit atteindre la vision intuitive (shuhud) ou la visualisation (ru'ya), en contemplant son Dieu dans le centre subtil qu'est le cœur, et entendre simultanément la voix divine vibrant dans toutes les choses manifestes, au point de ne plus rien entendre d'autre.

Citation Gilchrist, Life of Blake
« Une fois, le jeune artiste George Richmond, ayant constaté que son imagination avait faibli pendant toute une quinzaine de jours, alla voir [William] Blake, comme il en avait l'habitude, pour obtenir quelque conseil ou réconfort. Il le trouva assis à prendre le thé avec sa femme. Il lui a raconté sa détresse, comment il se sentait abandonné par le pouvoir de l'imagination. À son grand étonnement, Blake se tourna soudainement vers sa femme et dit :
— C'est comme ça pour nous, n'est-ce pas, pendant des semaines, quand les visions nous abandonnent ? Que faisons-nous alors, Kate ?
— Nous nous agenouillons et prions, Monsieur Blake. »

~ Gilchrist, Life of Blake
Ceci est illustré par le distique [couplet - NdT] suivant d'un soufi :
« Quand Il se montre à moi, tout mon être est vision : quand il me parle en secret, tout mon être est ouïe. »
Nous rencontrons ici le sens pratique de la tradition qui déclare :
« Le Coran tout entier est une histoire symbolique, allusive (ramz), entre l'Aimant et l'Aimé, et personne, sauf eux deux, ne comprend la vérité ou la réalité de son intention. »
Il est clair que toute la « science du cœur » et toute la créativité du cœur sont nécessaires pour mettre en marche le ta'wīl, l'interprétation mystique qui permet de lire et de pratiquer le Coran comme s'il s'agissait d'une variante du Cantique des Cantiques.

Rumi and Shams-i Tabrīzī, Face to Face
© Rumi and Shams-i Tabrīzī, Face to Face« Le Coran tout entier est une histoire symbolique, allusive (ramz), entre l'Aimant et l'Aimé. »
Rumi citation
Ton cœur connaît le chemin. Cours dans cette direction.
Rumi citation
Ton cœur et mon cœur sont de très, très vieux amis.

Le cœur est la plus puissante source d'énergie électromagnétique du corps humain. Il produit le plus grand champ électromagnétique rythmique de tous les organes du corps. Le champ électrique du cœur est environ 60 fois supérieur à celui de tout autre organe du corps. Le champ magnétique de notre cœur peut être ressenti jusqu'à 2 à 3 mètres de distance de notre corps. Le cœur possède aussi sa propre capacité de mémoire.

Les Anges du microcosme

Que sont les « Anges du microcosme » ? Ici encore, nous trouvons l'indication d'une « physiologie subtile » résultant de la psycho-cosmologie et de la cosmo-physiologie, qui transforment le corps humain en microcosme. Comme nous le savons, et puisque chaque partie de la cosmologie trouve son homologue chez l'homme [« Ce qui est en haut est comme ce qui est en bas » - NdT], l'univers entier est en lui. Et de même que les Anges du macrocosme ont surgi des facultés de l'Homme primordial, de l'Ange appelé Esprit (Rūḥ), de même les Anges du microcosme sont les facultés physiques, psychiques et spirituelles de l'homme individuel.

Les anges saints
Les nombreux anges psycho-cosmologiques et cosmo-physiologiques qui transforment le corps humain en microcosme.

« Nous qui habitons sur Terre ne pouvons rien faire de nous-mêmes ; tout est conduit par les Esprits, jusqu'à la Digestion ou le Sommeil. »

~ William Blake, Jerusalem The Emanation of The Giant Albion
Représentées comme des Anges, ces facultés se transforment en centres et organes subtils ; la construction du corps envisagée dans la physiologie subtile prend l'aspect d'une angélologie mineure, microcosmique ; les allusions à celle-ci sont fréquentes chez tous nos auteurs. C'est par rapport à ce microcosme transformé en « cour des Anges » que le mystique exerce la fonction de lmam.

La Divinité est en l'homme tout comme une Image est dans un miroir. Le lieu de cette Présence est la conscience de chaque croyant, ou plus exactement l'Imagination théophanique dont il est investi.

Devenu vivant et transparent, le Temple révèle le secret qu'il dissimulait, la « Forme de Dieu » qui est le Soi — ou plutôt la Figure qui le personnifie au plus haut point — et la fait connaître comme l'Alter Ego divin du Mystique.

Christ, William Blake
William Blake, planche 76 du livre Jerusalem The Emanation of The Giant Albion — 1920.
Ainsi se révèle l'être qui est le Soi transcendant du mystique, son Alter Ego divin, et le mystique n'hésite pas à le reconnaître, pour avoir entendu, au cours de sa quête, en affrontant le mystère de l'Être divin, le commandement : « Regarde vers l'Ange qui est avec toi et qui accomplit les circumambulations à tes côtés. ». Il a appris que la mystique Ka'aba est le cœur de l'être. Il lui a été dit : « Le Temple qui Me contient est ton cœur. ». Le mystère de l'Essence divine n'est autre que le Temple du cœur, et c'est autour du cœur que le pèlerin spirituel fait sa circumambulation.

Divine Essence
dreamer
christ eye line
Le Soi Maître et le Soi Émissaire

« Accomplis les circumambulations et suis mes pas », lui ordonne maintenant le Jeune mystique. Le point d'émergence du Jeune le situe comme l'homologue de l'Ange par rapport au mystique ; il est le Soi du mystique, son Alter Ego divin, qui projette en lui la révélation. Nous entendons ensuite un dialogue magnifique, dont le sens semble d'abord défier toute expression humaine. En effet, comment traduire ce que peuvent se dire deux êtres qui sont l'un et l'autre l'« Ange » qui est le Soi divin, et son autre Soi, le « missionnaire » sur Terre, lorsqu'ils se rencontrent dans le monde de la « Présence imaginative » ?

L'histoire que le visionnaire raconte à son confident sur son ordre est l'histoire de sa Quête, c'est-à-dire un bref récit de l'expérience intérieure d'où est née l'intuition fondamentale de la théosophie d'Ibn 'Arabî. C'est cette Quête qui est représentée par les circumambulations autour du Temple du « cœur », c'est-à-dire autour du mystère de l'Essence divine.

Mais le visionnaire n'est plus le Soi solitaire, réduit à sa simple dimension terrestre face à l'inaccessible Divinité, car en rencontrant l'être en qui la Divinité est sa compagne, il sait qu'il est lui-même le secret de la Divinité (sirr al-rubilblya), et c'est leur « syzygie », leur gémellité qui accomplit la procession circulaire : sept fois, les sept Attributs divins de perfection dont le mystique est successivement investi.

divine Attributes
Divinité
« La Divinité est en l'homme tout comme une Image est dans un miroir. Le lieu de cette Présence est la conscience de chaque croyant, ou plus exactement l'Imagination théophanique dont il est investi. »

Une tentative soutenue et concertée existe depuis ces derniers siècles — sous la domination d'une agence qui tente de rationaliser la vision urizénienne [de « Urizen » - NdT] — pour « décentrer » l'humanité de son Centre existentiel. Les personnes qui tentent de réaliser ceci sont elles-mêmes profondément décentrées et dissociées. La conscience humaine est enracinée dans la conscience divine, c'est-à-dire la conscience de l'Être lui-même, et en est le reflet - voire la réalisation. Comme l'a noté Meister Eckhart, « L'œil avec lequel je vois Dieu est le même que celui avec lequel Dieu me voit ». La réalisation de Dieu lui-même dépend de la réalisation du Dieu dans l'humanité, l'Imagination humaine. La réalisation du Telos de l'histoire, de la réalité elle-même. Ceux qui cherchent à décentrer l'humanité, décentrent Dieu.
On ne rencontre pas, on ne voit pas l'Essence divine ; en effet, elle est elle-même le Temple, le Mystère du cœur, dans lequel le mystique pénètre lorsque, ayant atteint la plénitude microcosmique de l'Homme parfait, il rencontre la « Forme de Dieu » qui est celle de « Ses Anges », c'est-à-dire la théophanie constitutive de son être même. Nous ne voyons pas la Lumière, c'est elle qui nous permet de voir et qui se donne à être vue dans la Forme à travers laquelle elle brille.

Jamais les zawahir (choses manifestes, visibles, phénomènes) ne peuvent être les causes d'autres zawalzir ; il faut une cause immatérielle (glzayr maddiya) — cf. chez Suhrawardi l'idée que ce qui est en soi pure ombre, écran, barzaklz, ne peut être la cause de rien.

Le « Temple » est la scène de la théophanie, le cœur où se déroule le dialogue entre l'Aimant et l'Aimé, et c'est la raison pour laquelle ce dialogue est la Prière de Dieu.
man painting
Christ mural
Christ last supper
Jesus mural
Le Centre du Soi
Trouvez votre Centre : le Centre est le lieu où votre divinité et votre humanité ne font qu'un, et dans lequel vous devenez un Fils de l'Homme. Dans la philosophie hermétique, ce processus alchimique s'appelle la Réalisation du Soi.
Henry Corbin
Henry Corbin (1903-1978) était un philosophe, théologien, iranologue et professeur d'études islamiques à l'École pratique des hautes études de Paris, en France. Corbin est responsable de la réorientation de l'étude de la philosophie islamique dans son ensemble. Dans son Histoire de la philosophie islamique (1964), il a remis en question l'opinion courante selon laquelle la philosophie chez les musulmans s'est arrêtée après Ibn Rushd [c'est l'un des rares philosophes à traiter de l'islam iranien en général et de la gnose chiite en particulier - NdT].

Les trois ouvrages majeurs sur lesquels repose en grande partie sa réputation dans le monde anglophone ont été publiés pour la première fois en français dans les années 1950 : Avicenne et le récit visionnaire, Corps spirituel et Terre céleste, et L'Imagination créatrice dans le soufisme d'Ibn 'Arabi, dont l'extrait ci-dessus est tiré.

Corbin fut une source importante pour la psychologie archétypale de James Hillman et d'autres qui ont développé la psychologie de Carl Jung. Le critique littéraire américain Harold Bloom considère Corbin comme une influence importante quant à sa propre conception du gnosticisme, et le poète américain Charles Olson a étudié l'ouvrage Avicenne et le récit visionnaire de Corbin.

IMAGES du TEMPLE de l'HOMME/DIEU...


Ou l'Imagination de l'Univers qui se reflète à travers sa Forme humaine...

vaulted ceiling
church columns
holy ceiling
ceiling painting
ceiling mural
angels mural
tall church ceiling
Source de l'article initialement publié en anglais le 21 avril 2021 : The Human Divined
Traduction et emphases : Sott.net